Ô, mes petites amoureuses...
(Arthur Rimbaud)
I
Quand l’ombre envahit votre chambre,
Quand la mort entre à pas feutrés
Et que le grand froid de décembre
Jusqu’aux os vous a pénétré
Vous pensez aux dos qui se cambrent,
Jambes et bras enchevêtrés –
Ces beaux corps que l’amour démembre,
Vous les avez idolâtrés !
C’est pourtant une autre maîtresse
Que vous ramène la vieillesse :
L’adorable petite amante,
Celle, seule, qui ait osé,
En robe de communiante,
Vous voler son premier baiser.
II
C’était un dimanche de juin
Vous vous preniez quasiment comme...
Sinon un saint, bien mieux qu’un homme :
Il flottait des senteurs de foin.
On voyait arriver de loin
Des invités à l’air rogomme :
– C’est la chaleur qui nous assomme
C’est elle qui met mal en point,
Ou d’autres traits de même sorte.
Et soudain, comme si la porte
De l’autre monde avait cédé,
Elle a traversé votre scène,
Froissis de tulle à vous damner,
Et pure… – à en paraître obscène.
III
C’était la première amoureuse,
Celle qu’on n’oubliera jamais,
Qui vous aimait, qui vous charmait –
Autant d’émotions poussiéreuses
Que depuis lors, en fin gourmet,
Vous trouvez presque nauséeuses,
Préférant la carne pulpeuse
D’indécentes reines de mai.
Mais la petite débutante
A laissé son baiser gravé.
Il brûle encore où vous l’avez
Senti rouvrir, chair palpitante,
La plaie vive où vient se briser
Un désir jamais apaisé.
IV
C’était le feu, c’était la braise
Qui, dessous le tulle innocent,
Couvait. Cette bouche de fraise
C’était sa vie, c’était son sang.
Mais le tonnerre assourdissant
Qui grondait dessous la fournaise
Vous a laissé comme impuissant.
Tout aggravait votre malaise,
Jusqu’au parfum presqu’enivrant
De l’avant-soir, déjà navrant,
Qui s’effondrait en chaque rose.
Vous en gardez le goût morose
Des rêves qui s’en vont mourant
Comme au fleuve, à contre-courant.
V
Ô tendre petite Ophélie
Qui t’en vas par les bois, les champs !
Toi que l’amour jamais ne lie
Aux tristes chants d’Orphée. Marchant
Sur le dard du serpent, touchant
La mort d’un pied léger, jolie
À tirer de nos vieux marchands
Des sanglots de mélancolie.
Ô petite abracadabrante,
Aux naïvetés désarmantes
Mais au savoir-faire accompli,
Folie errante et affolante
Battant, toute en souliers vernis,
Les campagnes environnantes.
VI
Dessous des brassées de jonquilles
Tu avançais à pas menus,
La jambe et le bras presque nus
Et tout l’amour dans sa coquille,
Si fragile, sans ses béquilles –
Tout l’amour encore ingénu
Et ses baisers non avenus
À part un petit qui resquille :
Ce baiser du premier matin,
Tout brûlant du feu clandestin
Qu’attise l’odeur de la messe,
Qui se donne au premier venu,
Comme un bouquet tendre et charnu
Sur la courbe douce des fesses.
VII
Prendre ce corps de demi-nymphe
Mordre ces yeux à pleines dents
Et perdre sa route dedans
Pour s’épancher en pure lymphe
C’eût été céder au triomphe,
Se donner comme un air d’amant
Alors que tout en vous dément
Tel aux quinquets se brûle un gomphe.
Elle, superbe, l’avait dit,
Qui savait que dans le déduit
Vous n’existiez encore à peine,
Mais ne le fit en rien sentir,
Sachant bien, dût-elle en mourir,
Que c’est ainsi qu’on prend les reines.
Digression
Le doux poète William Cliff
Nous raconte ses historiettes
Tandis que l’orage trompette
Jusqu’à nous hérisser le tif.
La chaleur couche les vieux ifs
Et nous courbe un peu plus la tête
C’est donc que l’âge ici nous guette,
Tous, qui pensions être rétifs
Dressés, fiers récifs, sous le vent,
Auxquels reste si peu de temps.
Il fut un jour où l’amourette
Jusqu’aux os nous faisait vibrer,
Mais l’âge est là qui nous secrète.
Nous ne savons plus nous cabrer.
(Variante belge : Mais l’âge est là qui nous goguette.
Nous ne savons plus que penser).
Seneffe, 20 juin 2006
au premier coup de tonnerre
VIII
Plus tard, vous vint la certitude
Qu’elle n’avait rien d’aussi prude
Qu’on l’avait dit ; que d’habitude
Elle aimait les boys un peu rudes ;
Que votre vie vouée à l’étude,
Où l’amour n’était que prélude
À l’éternelle solitude,
N’était guère qu’un interlude :
Un instant clair, sans inquiétude,
Un éclair à haute altitude,
Dont l’incroyable promptitude
Vous foudroie une multitude
De passants, triste servitude,
Tombée comme en béatitude.
IX
Sous le sein, je me souviens bien
Là où le galbe léger s’arque,
Comme une imperceptible marque
Formait une fleur de jasmin.
J’y ai bu, mon tendre Pétrarque !
La liqueur des premiers matins,
Sans voir Charon, dans l’ombre au loin,
Sur ses flots noirs, pousser la barque.
Qui s’est penché dessus sa couche
Pour y boire un dernier baiser
A dû, comme tétanisé,
Voir, sous le velours de la bouche
Et derrière l’ivoire irisé,
Le gouffre qui s’était creusé.
X
Au fond, comme un essaim de mouches
Y vrombissait sinistre et noir ;
Le bruit montait dans l’avant-soir
Comme une volonté farouche.
Moi qui voulais qu’on ne la touche
Point à l’instant des au revoir !
J’entrevis le grand Pourrissoir :
Je n’ai pu baiser cette bouche ;
À l’instant même où elle s’offrait,
La mort, gonflant son ventre ignoble,
Y avait déposé son frai.
Ainsi dans les meilleurs vignobles
Montent des odeurs de marais –
On parle de pourriture noble !
XI
J’ai préféré garder en moi
Le tendre bouton incarnat,
Le globe rond, pesant à peine
Plus que la bulle aérienne,
Et cette peau de porcelaine
Qui sous mes lèvres incertaines
Frémissait. Et le sang grenat
Qu’on voyait battre presque au ras.
Qu’en reste-t-il trente ans plus tard ?
Le souvenir comme un poignard,
Et la forme qui s’en devine
Dans tous les cercles alentour,
La douce rondeur faite au tour :
L’orbe de la Mamme divine.
XII
Il fut un temps où les puissants
Semaient comme des pluies d’étoiles
Dans les bleuités vespérales
En l’honneur de certains amants
Ou d’une mortelle amicale.
La Cyrénéenne en son temps
Vit ses cheveux projetés dans
L’immense carte zodiacale
Et Callisto au ventre rond
Changée en oursonne dit-on
Monta au ciel où le dessin
De son corps du nord est l’indice.
Je n’ai pas su, ma Bérénice,
En faire autant de tes deux seins…
XIII
Là-bas où le lait ensemence
Les cieux de sa pluie d’astres purs
À l’orée des néants obscurs
J’aurais peint deux globes immenses
Si j’avais pu, pour que commence
La chanson des lointains futurs
Là-bas, tout au bout de l’azur,
Qui donc en aurait pris offense ?
Mais je n’ai, triste troubadour,
Saisi le galbe et le contour.
Mon vers trop bref n’y a pu mais.
Tout, jusqu’à cette apothéose,
Te fut refusé. Mais moi j’ose
Demeurer parmi les Homais…
XIV
Il a fallu vivre quand même,
Sachant que tout était passé,
Que la mort avait terrassé
Celle-là, seule, que l’on aime.
Alors, quand revient l’heure extrême,
Le mal par l’horreur cuirassé,
Et que vous en avez assez
De respirer comme on blasphème,
Vous quittez la chambre livide,
Vous allez, par le vent du soir,
Jusque dans les quartiers sordides,
Vous fondre, au hasard des trottoirs
Dans la grande nuit de décembre,
Pour qu’enfin la mort vous démembre.