Tous les feux, le feu


ÉRIC   LYSØE


Ô, mes petites amoureuses...

(Arthur Rimbaud)


                        I

Quand l’ombre envahit votre chambre,

Quand la mort entre à pas feutrés

Et que le grand froid de décembre

Jusqu’aux os vous a pénétré


Vous pensez aux dos qui se cambrent,

Jambes et bras enchevêtrés –

Ces beaux corps que l’amour démembre,

Vous les avez idolâtrés !


C’est pourtant une autre maîtresse

Que vous ramène la vieillesse : 

L’adorable petite amante,


Celle, seule, qui ait osé,

En robe de communiante,

Vous voler son premier baiser.


                        II


C’était un dimanche de juin

Vous vous preniez quasiment comme...

Sinon un saint, bien mieux qu’un homme :

Il flottait des senteurs de foin.


On voyait arriver de loin

Des invités à l’air rogomme :

– C’est la chaleur qui nous assomme

C’est elle qui met mal en point, 


Ou d’autres traits de même sorte.

Et soudain, comme si la porte

De l’autre monde avait cédé,


Elle a traversé votre scène,

Froissis de tulle à vous damner,

Et pure… – à en paraître obscène.


                        III


C’était la première amoureuse,

Celle qu’on n’oubliera jamais,

Qui vous aimait, qui vous charmait –

Autant d’émotions poussiéreuses


Que depuis lors, en fin gourmet,

Vous trouvez presque nauséeuses,

Préférant la carne pulpeuse

D’indécentes reines de mai.


Mais la petite débutante

A laissé son baiser gravé.

Il brûle encore où vous l’avez


Senti rouvrir, chair palpitante,

La plaie vive où vient se briser

Un désir jamais apaisé.


                        IV


C’était le feu, c’était la braise

Qui, dessous le tulle innocent,

Couvait. Cette bouche de fraise

C’était sa vie, c’était son sang.


Mais le tonnerre assourdissant

Qui grondait dessous la fournaise

Vous a laissé comme impuissant.

Tout aggravait votre malaise,


Jusqu’au parfum presqu’enivrant

De l’avant-soir, déjà navrant,

Qui s’effondrait en chaque rose.


Vous en gardez le goût morose

Des rêves qui s’en vont mourant

Comme au fleuve, à contre-courant.


                       V


Ô tendre petite Ophélie

Qui t’en vas par les bois, les champs !

Toi que l’amour jamais ne lie

Aux tristes chants d’Orphée. Marchant


Sur le dard du serpent, touchant

La mort d’un pied léger, jolie

À tirer de nos vieux marchands

Des sanglots de mélancolie.


Ô petite abracadabrante,

Aux naïvetés désarmantes

Mais au savoir-faire accompli,


Folie errante et affolante

Battant, toute en souliers vernis,

Les campagnes environnantes.


                        VI


Dessous des brassées de jonquilles

Tu avançais à pas menus,

La jambe et le bras presque nus

Et tout l’amour dans sa coquille,


Si fragile, sans ses béquilles –

Tout l’amour encore ingénu

Et ses baisers non avenus

À part un petit qui resquille :


Ce baiser du premier matin,

Tout brûlant du feu clandestin

Qu’attise l’odeur de la messe,


Qui se donne au premier venu,

Comme un bouquet  tendre et charnu

Sur la courbe douce des fesses.


                        VII


Prendre ce corps de demi-nymphe

Mordre ces yeux à pleines dents

Et perdre sa route dedans

Pour s’épancher en pure lymphe


C’eût été céder au triomphe,

Se donner comme un air d’amant

Alors que tout en vous dément

Tel aux quinquets se brûle un gomphe.


Elle, superbe, l’avait dit,

Qui savait que dans le déduit

Vous n’existiez encore à peine,


Mais ne le fit en rien sentir,

Sachant bien, dût-elle en mourir,

Que c’est ainsi qu’on prend les reines.



                Digression


Le doux poète William Cliff

Nous raconte ses historiettes

Tandis que l’orage trompette

Jusqu’à nous hérisser le tif.


La chaleur couche les vieux ifs

Et nous courbe un peu plus la tête

C’est donc que l’âge ici nous guette,

Tous, qui pensions être rétifs


Dressés, fiers récifs, sous le vent,

Auxquels reste si peu de temps.

Il fut un jour où l’amourette


Jusqu’aux os nous faisait vibrer,

Mais l’âge est là qui nous secrète.

Nous ne savons plus nous cabrer.


(Variante belge : Mais l’âge est là qui nous goguette.

Nous ne savons plus que penser).


                        Seneffe, 20 juin 2006 

                        au premier coup de tonnerre



                        VIII


Plus tard, vous vint la certitude

Qu’elle n’avait rien d’aussi prude

Qu’on l’avait dit ; que d’habitude

Elle aimait les boys un peu rudes ;


Que votre vie vouée à l’étude,

Où l’amour n’était que prélude

À l’éternelle solitude,

N’était guère qu’un interlude :


Un instant clair, sans inquiétude,

Un éclair à haute altitude,

Dont l’incroyable promptitude


Vous foudroie une multitude

De passants, triste servitude,

Tombée comme en béatitude.


                        IX


Sous le sein, je me souviens bien

Là où le galbe léger s’arque,

Comme une imperceptible marque

Formait une fleur de jasmin.


J’y ai bu, mon tendre Pétrarque !

La liqueur des premiers matins,

Sans voir Charon, dans l’ombre au loin,

Sur ses flots noirs, pousser la barque.


Qui s’est penché dessus sa couche

Pour y boire un dernier baiser

A dû, comme tétanisé,


Voir, sous le velours de la bouche

Et derrière l’ivoire irisé,

Le gouffre qui s’était creusé.


                        X


Au fond, comme un essaim de mouches

Y vrombissait sinistre et noir ;

Le bruit montait dans l’avant-soir

Comme une volonté farouche.


Moi qui voulais qu’on ne la touche

Point à l’instant des au revoir !

J’entrevis le grand Pourrissoir :

Je n’ai pu baiser cette bouche ;


À l’instant même où elle s’offrait,

La mort, gonflant son ventre ignoble,

Y avait déposé son frai.


Ainsi dans les meilleurs vignobles

Montent des odeurs de marais –

On parle de pourriture noble !


                        XI


J’ai préféré garder en moi

Le tendre bouton incarnat,

Le globe rond, pesant à peine

Plus que la bulle aérienne,


Et cette peau de porcelaine

Qui sous mes lèvres incertaines

Frémissait. Et le sang grenat

Qu’on voyait battre presque au ras.


Qu’en reste-t-il trente ans plus tard ?

Le souvenir comme un poignard,

Et la forme qui s’en devine


Dans tous les cercles alentour,

La douce rondeur faite au tour :

L’orbe de la Mamme divine.


                       XII


Il fut un temps où les puissants

Semaient comme des pluies d’étoiles

Dans les bleuités vespérales

En  l’honneur de certains amants


Ou d’une mortelle amicale.

La Cyrénéenne en son temps

Vit ses cheveux projetés dans

L’immense carte zodiacale


Et Callisto au ventre rond

Changée en oursonne dit-on

Monta au ciel où le dessin


De son corps  du nord est l’indice.

Je n’ai pas su, ma Bérénice,

En faire autant de tes deux seins…


                       XIII


Là-bas où le lait ensemence

Les cieux de sa pluie d’astres purs

À l’orée des néants obscurs

J’aurais peint deux globes immenses


Si j’avais pu, pour que commence

La chanson des lointains futurs

Là-bas, tout au bout de l’azur,

Qui donc en aurait pris offense ?


Mais je n’ai, triste troubadour,

Saisi le galbe et le contour.

Mon vers trop bref n’y a pu mais.


Tout, jusqu’à cette apothéose,

Te fut refusé. Mais moi j’ose

Demeurer parmi les Homais…


                      XIV


Il a fallu vivre quand même,

Sachant que tout était passé,

Que la mort avait terrassé

Celle-là, seule, que l’on aime.


Alors, quand revient l’heure extrême,

Le mal par l’horreur cuirassé,

Et que vous en avez assez

De respirer comme on blasphème,


Vous quittez la chambre livide,

Vous allez, par le vent du soir,

Jusque dans les quartiers sordides, 


Vous fondre, au hasard des trottoirs

Dans la grande nuit de décembre,

Pour qu’enfin la mort vous démembre.