ÉRIC   LYSØE

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La pêche aux gauches



—C’est tout c’qui n’reste! marmonna le Vieux en balançant une pleine louche de grauches sur la table.

L’Idiot en saisit une bonne poignée et se l’enfourna aussitôt dans la bouche. Même pour un gosier de sa taille, c’était trop. Il avait beau mastiquer avec application, on sentait bien que ça devait grouiller à l’intérieur. Les petits crustacés étaient loin d’être morts. Certains lui déformaient les joues; d’autres, cherchant à fuir, sortaient la tête par les commissures de ses lèvres. Il s’efforçait bien de se les enfoncer au fond de la gorge d’une pression de l’index. Mais ceux qu’il n’écrasait pas sous sa phalange épaisse et grasse revenaient quelques instants plus tard à la charge. À un léger frémissement des bajoues, on les devinait qui se forçaient un passage entre les mâchoires, puis leur rostre effilé émergeait de la bouillie sanglante qu’on voyait mousser sur les dents pointues et presque toutes gâtées de notre ogre de frère.

À ma droite, je sentais l’Orvet prêt à réagir. Sa main tremblait sur le rebord de la table. Il brûlait d’envie de se servir copieusement. Comme à l’ordinaire, il était dévoré par la faim. Mais il craignait tout autant les représailles. Plus jeune, et de beaucoup, le monstre assis en face de lui aurait pu lui arracher un bras sans que cela lui coûte le moindre effort. On se méfiait de ses colères, aussi brusques qu’incontrôlables.

—Te goinfre pas! grogna le Vieux en direction de notre benjamin. Faut commêm’ qu’t’en laisses un peu pour tes frangins, pis pour not’ belle.

Ce dernier mot plongea l’Idiot dans l’hilarité la plus complète. Un éclat de rire plus violent que les autres lui fit recracher une bouchée de grauches à moitié mâchées sur la table. Il les balaya de sa main difforme puis fixa sa sœur, l’air mauvais. Un peu de bave, teintée de sang, moussait aux commissures de ses lèvres.

—J’suis en tout cas moins moche que toi! s’exclama Joyeuse. Moi, quand que j’suis née, la famille a pas été obligée d’émigrer dans les marais!

—Suffit! hurla le Vieux.

Il n’aimait pas qu’on lui rappelle ce pan de notre histoire commune: la naissance d’un fils contrefait, le refus de notre mère d’aller le livrer à la Réserve nationale d’organes, notre fuite, la nuit, après la dénonciation d’un voisin, la longue marche jusqu’à la petite maison basse, perdue parmi les joncs, puis la mort de maman, deux days plus tard.

—T’aurais voulu qu’on nous dépèce l’Idiot? suggéra l’Orvet, sur le ton de la plaisanterie.

—Ils auraient gardé que le stomach, le pulmonaire, des trucs comme ça, répliqua Joyeuse. Ils nous auraient laissé la viande!

—Si t’as besoin de barbaqu’, t’en as devant toi, ma fille! gronda le Vieux en pointant du doigt le tas de grauches qui se débattaient encore sur la table.

—Parce que tu crois que ça donne envie, ces saletés? protesta ma sœur. 

L’Orvet, toujours affamé, n’allait pas tarder à donner libre cours à sa colère. En ma qualité d’aîné, je devais intervenir:

—Jusqu’à présent, tu t’en es contentée, non? demandai-je.

—Mais tu vois pas que c’est plein d’gras? rétorqua-t-elle. Et de plus en plus, m’est avis. R’garde un peu l’truc qui dégouline su’ l’menton de l’Idiot. Ell’s sont dev’nues obèses que je dis, ces pauv’s bestioles.

—On est des proscrits, que j’te rappelle! m’exclamai-je. Les grauches, c’est tout ce qu’on a. D’ailleurs, à c’qu’on dirait, i’n’en reste plus des masses. Hein, le Dad? Va falloir qu’on r’parte à la pêche…

Tous les yeux s’étaient tournés vers le Vieux qui, lentement, opina du menton.

—On voit qu’c’est pas vous qui plongez! ronchonna Joyeuse. On pourrait pas plutôt trouver autre chose à se mettre sous la dent?

—Des dents, t’en aura pas longtemps, plaisanta l’Orvet. Essaie donc d’aller dans les hauts quartiers pour manger du foie. Tu s’ras vite repérée. Tu finiras dans les geôles de l’Amirauté. Si ça te tente…

Mon frère n’avait pas tort. À ce qu’on dit, il s’en passe de belles, dans les prisons d’État. Et puis cela faisait longtemps que toute la famille avait dû se faire une raison. Il fallait nous contenter des seules denrées qui ne soient pas cotées au Marché central. Ce n’est pas que la pêche aux grauches soit autorisée ni même tolérée, ça nul ne peut l’ignorer. «Attention. Espèce protégée», disent les panonceaux plantés en bordure du bayou. Malgré tout, se faire prendre avec un filet voire une simple canne à haveneau est moins dangereux pour un proscrit que d’aller déguster tranquillement un gogue dans un MacInès. Dans la mesure où ces bestioles échappent aux circuits commerciaux, la répression est nettement moins sévère. Il arrive bien sûr que des gardes forestiers vous repèrent. Leur canot à pétrole fonce sur vous et, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, vous voilà menotté et bâillonné. On remet votre cargaison à l’eau et l’on vous traîne au poste. Mais il suffit alors de vous déclarer «citoyen en villégiature» pour que l’on vous relâche aussitôt. Ou presque, car auparavant, on vous aura infligé un long sermon sur l’équilibre de la biosphère. Tu parles! Ce qui compte le plus souvent, c’est en fait l’équilibre du porte-monnaie!

Il reste que je n’aime pas pêcher la grauche. Il y a toujours des imprévus. C’est qu’ils sont dégourdis, ces maudits crustacés! Ils vous grignotent les filets les plus résistants, se faufilent un peu partout et finalement vous échappent. En ramener de quoi nourrir une famille de cinq pendant… ne serait-ce qu’une lune, tiens! ça vous prend facilement trois ou quatre days. Et encore! Il faut que la chance daigne vous sourire un minimum. Pour réduire votre travail à néant, il suffit qu’un glouton arrive, attiré par le bruit que vous faites. Car même si vous vous entourez de précautions, vient le moment où le flanc de votre barcasse heurte un obstacle, le pilier d’un ponton ou une épave, un derelict que vous pourrez au mieux tenter de vendre en guise de dédommagement. Vous avez beau alors repousser votre rafiot d’un coup discret de godille, c’est trop tard. Le long cône blanc, d’apparence gélatineuse, fonce dans votre direction. On dirait qu’il vrille l’eau à le voir tourner sur lui-même avec la grâce d’un obus de Fareing. Mais vous n’avez pas le temps d’admirer le mouvement aérien de ses trois tentacules, si différents de la marche maladroite des grauches sur le fond vaseux des marais. Il a déjà percé vos filets et commencé à aspirer votre pêche.

*

—Cette fois, vous emmènerez l’Idiot avec vous! ordonna le Vieux, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

Joyeuse tenta bien de protester. On aurait dit un poisson qu’on vient de tirer de l’eau — du temps où il y en avait encore, des perches et des fourniers. Elle ouvrit la bouche à plusieurs reprises, la referma sans qu’un mot lui soit sorti du gosier. Puis elle se reprit et parvint à articuler une sorte de «mais…» Malheureusement pour elle, ce début d’objection se perdit aussitôt dans le vacarme agrémenté de miaulements de joie que laissait retentir notre jeune frère, assis à côté d’elle. L’Idiot martelait la table à coup de poing sans prêter attention aux grauches qu’il écrasait au passage. Son épaisse silhouette était agitée de tels soubresauts qu’elle nous parut faire trembler jusqu’aux murs de la demeure.

De toute façon, et même sans ce tapage, le Vieux n’aurait pas entendu sa fille. Il s’était levé et avait regagné sa paillasse à pas lents, si voûté que ses mains frôlaient presque le sol. Il passait l’essentiel de son temps allongé sur ses couvertures, à contempler le ciel par le trou qui s’était ouvert au milieu du toit, un soir que les chaumes s’étaient effondrés dans un crissement de foin pourri.

Sur un signe muet de connivence, Joyeuse, l’Orvet et moi, nous retrouvâmes tous trois devant la grande armoire à pêche, à sortir les filets et les seaux d’appâts.

—‘Tain qu’ça sent la vase! lança mon frère, en engloutissant la poignée de grauches dont ils s’était discrètement emparé au passage.

—Décoction de micro-organismes, expliquai-je, un peu sentencieusement.

Il faut vous dire que je suis le seul de la fratrie à avoir fait des études. J’étais en docteau à l’unive quand l’Idiot est né. J’ai tout abandonné en une nuit, mais j’en garde encore quelques vagues souvenirs. Je sais des choses et, même si je me force, je ne m’exprime pas tout à fait comme le reste de la famille.

 —Tu parles! s’exclama Joyeuse. C’est l’cycle de la nature qu’i’ disent chez les bourges. Les grauches bouffent leur merde et, nous, on la bouffe à not’ tour, bien emballée dans les boyaux de ces bestioles.

—Sauf que les riches, après, nous bouffent pas, dit l’Orvet en s’emparant d’un seau d’appâts.

—Pas encore, rétorqua la belle, décidée apparemment à ronchonner le day durant.

Elle s’était munie de ses cuissardes et de son masque de plongée. Comme elle était de loin la plus légère, c’était à elle que revenait l’honneur de descendre de la barcasse pour plaquer les filets contre la vase. L’Orvet et moi, nous aurions été incapables de le faire. Dès que nous posions un pied sur le sol trop meuble du marais nous commencions à nous enfoncer. Et avec de la boue jusqu’à la taille, on est quand même moins efficace…

L’Idiot, lui, n’avait pas bougé. Assis à table, il s’employait à dévorer les dernières miettes de nourriture, en nous regardant procéder aux préparatifs de la pêche. Je lui balançai un tas de gants pendant que j’ajustai les miens sur chaque doigt:

—Enfile-moi ça! Quand il s’agira de relever les filets, tu comprendras à quel point les mailles d’orchalk peuvent te scier les mains.

Il me fixa, l’œil torve. Le sang des grauches, qui lui faisait les lèvres rouges, dégouttait de son menton. Je n’étais pas bien sûr qu’il ait saisi ce qu’on attendait de lui. Ses manifestations de triomphe quand le Vieux nous avait ordonné de l’emmener pouvaient être dues à bien d’autres raisons, à commencer par le plaisir malsain de nous voir tous les trois, Joyeuse, l’Orvet et moi, arborer soudain notre mine des mauvais days.

*

La barcasse était amarrée au nord des marais, sous un bouquet d’almes pleureurs qui la dérobait entièrement aux regards indiscrets. Il fallait soulever les branches basses pour l’apercevoir. La manœuvre plut beaucoup à l’Idiot qui se mit à marteler de ses poings les troncs alentour. Sans doute imaginait-il que nous tentions de nous battre contre la forêt.

—Dis-lui d’arrêter, me lança Joyeuse en sautant dans l’embarcation. Il va nous ram’ner tous les gloutons du bayou!

Je m’approchai du pauvre débile et m’efforçai de le calmer en lui parlant à mi-voix. Puis je lui pris une main – pas celle qui, petite et mal formée, pend au bout d’un bras trop court: celle-là, je dois le reconnaître, elle me dégoûte un peu – et je l’attirai lentement en direction de la barcasse.

—On va faire une promenade sur l’eau, expliquai-je dans un murmure. Pas faire de bruit, hein? Pas réveiller la grosse bête. D’accord?

Je me collai un index sur les lèvres et le regardai d’un air engageant. Il opina de la tête, mais je le sentais se raidir à mesure qu’on approchait de la rive. Je posai un pied sur le pont afin de lui montrer l’exemple. Mais la barcasse se balançait lentement et, dès qu’il comprit que je l’incitais à quitter la terre ferme, il se mit à hurler. Les yeux écarquillés, il poussait des hululements brefs et suraigus comme un sarong qu’on mène à l’abattoir – du temps qu’il s’en capturait encore.

—Mais fais-le taire, nom d’une blouse! gémit l’Orvet qui n’osait pas élever la voix de peur de donner lui aussi l’alerte.

—Oui, étrangle-le! renchérit Joyeuse, si tu ne veux pas qu’on ait tous les gardes du bayou sur le dos…

—On n’a rien fait de mal, protestai-je, du moins pour l’instant.

—Sauf qu’on est des proscrits, répliqua l’Orvet, même si ça s’remarqu’ pas trop.

Je considérai un instant l’Idiot, qui pendant tout ce temps n’avait cessé de mugir. Malgré sa difformité, il était d’une force colossale, et je ne voyais pas comment l’obliger non seulement à monter dans la barcasse, mais encore à se taire. Je tentai de le rassurer en lui tapotant doucement l’épaule.

—C’est pas profond, va. Et puis j’suis là, tu vas pas tomber…

Je dus déployer des trésors de patience pour le faire s’asseoir au milieu de l’embarcation, sur le maître-bau qu’un propriétaire précédent avait aménagé en banc à touristes.

—Je me demande bien ce que le Vieux avait en tête en nous imposant de nous encombrer de ce débris, grogna Joyeuse.

—Le Dad est plus très jeune, expliquai-je en m’installant à la poupe. I’veut sans doute qu’on s’habitue à vivre avec notre p’tit frère…

—Petit? ironisa l’Orvet.

—I’peut pas s’débrouiller tout seul, tu sais bien, poursuivis-je. On doit s’entraîner à l’trimballer un peu partout, parce que quand que l’Vieux aura clamsé, eh ben! ce s’ra à nozigues de s’en occuper.

—Ça va nous attirer rien que des ennuis! soupira Joyeuse.

—Depuis l’début, il nous attire que des ennuis! renchérit l’Orvet.

—Souquez donc au lieu de pleurnicher, grondai-je en m’emparant de la barre.

*

La chance était de notre côté. On ne pouvait pas dire le contraire. Tout d’abord, l’Idiot s’était endormi. Pour être sonore, son ronflement ne portait pas bien loin. D’autant moins d’ailleurs qu’il était étouffé par le bourdonnement des kreps toujours nombreuses dans les secteurs de pêche, mais dont les essaims étaient, ce day-là, excessivement compacts. En outre, aucune menace ne pointait à l’horizon, ni glouton, ni gardien. Joyeuse avait pu plonger sans la moindre crainte dès notre arrivée sur les lieux. Elle avait tendu les filets juste sous la bouche par laquelle se déversent les égouts de la Cité Verte. Il avait déjà fallu les relever par cinq fois tant les prises étaient abondantes.

Tout en contemplant ses gants cisaillés par les mailles d’orchalk, l’Orvet donna un coup de pied dans le tas de grauches qui s’était accumulé devant lui. Deux ou trois crustacées atterrirent dans le giron de l’Idiot, roulé en boule sur son banc.

—I’pourrait nous aider commêm’! maugréa-t-il. Tu vas voir. Dès qu’i’va se réveiller, ça va être pour nous bouffer la moitié des bêtes…

—Bah, tant qu’i’dort, on a la paix, répliquai-je…

Je sentais mon cadet tenaillé par la faim. Le Vieux nous interdisait de toucher à la pêche tant que nous n’étions pas rentrés à la maison. Il tenait à calculer les rations au plus juste. Mais il n’était pas là pour surveiller. Je plongeai l’une de mes mains dans la petite pyramide qui s’était formée entre mes jambes et tendis une poignée de grauches toutes grouillantes dans ce qui leur restait de boue. L’Orvet s’en empara, muet de gratitude.

Il finissait à peine cet en-cas inattendu quand Joyeuse émergea des eaux troubles. La vase lui laquait le visage et le buste. Seul, sous la visière encrassée du masque, l’éclat vert de ses yeux trouait d’une touche de couleur la pellicule sombre qui lui recouvrait tout le haut du corps. Elle sentait la mort et les détritus.

—Hé, les gars! fit-elle. Y’a un truc zarbi dans les joncs.

Elle pointait l’index en direction de la berge et semblait avoir du mal à trouver ses mots. Mon frère et moi la considérions l’air surpris.

—Ben quoi? demandâmes-nous en chœur.

—J’l’ai vu que par en dessous. C’est pas entièrement dans l’eau. On dirait un glouton crevé. Mais approchez-vous en, nom d’une blouse.

L’Orvet s’empara d’une pagaie et vint coller le flanc de la barcasse contre la rive du bayou. Je sautai avec lui sur la terre ferme. À son tour, Joyeuse se hissa près de nous. Elle retira son masque et ses cuissardes. Puis elle se mit à longer la berge à pas lents en scrutant les bouquets de joncs.

—Là! fit-elle, en pointant à nouveau l’index.

Effectivement, il y avait une forme blanche, si épaisse et lourde qu’on aurait pu la prendre pour un glouton. Mais au lieu de tentacules, elle possédait deux bras et deux jambes comme tous ceux qui, parmi les humains, avaient su résister à la Première Mutation agricole. Je la retournai. Elle avait un visage pareil au nôtre, et même assez semblable à celui de la belle — les traits un peu plus fins peut-être, et la peau si pâle qu’elle en paraissait presque verte.

—Mertre! fit l’Orvet. Une végane.

Visiblement, la créature en question était morte. Je considérai la bouillie rosée qui lui sortait de la bouche. Je pinçai entre deux de mes doigts une carapace de grauche à demi rongée qui semblait nager au milieu des déjections.

—T’en a déjà vu, toi des véganes qui bouffent de la viande? protestai-je.

—Et puis des grosses comme ça? poursuivit Joyeuse. Celle-là est carrément obèse.

L’air dégoûté, elle tirait sur les replis que faisaient le ventre et la poitrine du cadavre. J’immobilisai soudain le bras de ma sœur en le retenant par le poignet:

—Regardez! On l’a ouverte au niveau du foie.

—Z’allez voir qu’on va dire qu’c’est nozigues! grogna l’Orvet.

Je secouai la tête. Puis, saisissant la main droite de la morte, je la mis sous les yeux de mon frère. L’index et le majeur se dressaient, raides, au milieu des quatre autres doigts repliés fermement contre la paume. Il en dégouttait une bouillie identique à celle que crachait la bouche inerte et béante de la végane. Là aussi, quelques grauches à demi consommées émergeaient du magma rose strié de filaments rouges.

—Elle s’est étouffée elle-même en se faisant vomir dans les eaux du bayou.

Joyeuse fronça les sourcils:

—Tu veux dire qu’alle avait pas envie d’manger autant? que quinquin la forçait?

—Mais dans quel but? ajouta l’Orvet.

—Est-ce que je sais, moi? protestai-je. Doit y’avoir quéqu’part une ferme oùsqu’on engraisse les véganes.

—À coup de grauches? demanda Joyeuse. C’est pas croyab’…

Elle marqua une pause, et soudain son visage s’illumina.

—P’t-êt’qu’c’est pour les bouffer après.

—P’t-êt’, fis-je en haussant les épaules.

—Vu que la pêche a pas été mauvaise, on file avec qu’est-c’qu’on a? proposa l’Orvet.

—Quel trouillard tu fais! m’indignai-je. J’ai envie de savoir ce qu’on trafique ici, des fois que plus tard ce soye not’ tour de passer à c’genre de casserole…

La belle n’intervint pas. Elle devait suivre sa petite idée, car on la voyait écarter les bouquets de joncs et fixer attentivement le sol ainsi dégagé.

—M’est avis qu’ils pompent directement dans le bayou, regardez!

Elle montrait du doigt deux tubes de plasmock qui d’un côté plongeaient dans l’eau et de l’autre filaient parmi les hautes herbes.

—Y’a qu’à longer la piste, déclarai-je en partant dans la direction qu’indiquait notre sœur.

—Pourvu que l’Idiot, i’s’réveille pas! dit l’Orvet en m’emboîtant le pas.

*

Moins de dix canutes plus tard, nous arrivions en vue d’un bâtiment de pierres grises. Large et bas, il émergeait à peine des hautes herbes alentour. Depuis la forêt qui s’étendait un peu plus loin, il devait se confondre avec un gros rocher à demi enfoui dans le sol. Mais de l’endroit où nous étions tapis, allongés sur le ventre, derrière les buissons, aucun doute n’était possible. L’édifice était pourvu de portes et de fenêtres qui, quoiqu’étroites, laissaient entrevoir un ensemble de machines et d’instruments de mesure. Il se prolongeait en outre sur la gauche par une cour attenante où se déployait une intense activité.

Des silhouettes s’affairaient là-bas à des besognes incompréhensibles. De loin, elles paraissaient toutes absolument identiques. C’était des humanos. La tête et le torse, imités à la perfection, semblaient appartenir à notre espèce. Mais à partir de la taille, il était clair qu’il s’agissait de machines. Le bassin se composait de quatre cubes métalliques sur lesquels s’encastraient huit longues tiges terminées par des roulettes.

—Ce coup-ci, murmura l’Orvet, reste rien d’autre à faire que filer sans demander…

Un froissement d’herbes l’interrompit. Nous nous retournâmes tous les trois, comme mus par un réflexe unique.

—Tssss! siffla une voix inconnue, étrangement feutrée. Tssss! On ne bouge pas!

C’était un végane. Un mâle, cette fois-ci, et bien vivant. Deux de ses congénères l’accompagnaient.

—Pas un bruit surtout! chuinta le plus maigre de la troupe. Vous êtes des bourges?

—Ben non! ricana Joyeuse, quoiqu’en sourdine. On est des proscrits. On était à la pêche aux grauches quand…

—Parce que vous aussi, vous mangez ces saloperies? s’étonna le troisième.

—Ben c’est ça ou les herb’s des marais, grogna l’Orvet, qui, quoi qu’il arrive, préférait la viande.

Sans interrompre un instant la discussion, nos assaillants nous avaient étroitement assujetti les chevilles contre le sol au moyen d’arceaux de métal. Ils avaient dû déployer pour les enfoncer une force considérable, car il m’était impossible de bouger le pied. Ils avaient pourtant opéré non seulement avec une rapidité extraordinaire, mais encore sans le moindre effort, du moins en apparence. On était loin du portrait que nous peint l’Amirauté à propos des véganes: des individus malingres et chétifs qu’une simple chiquenaude suffit à assommer. C’était au contraire des créatures parfaitement découplées.

—Pour quelle raison nous faites-vous ainsi prisonniers? protestai-je.

Celui d’entre eux qui s’était manifesté le premier releva légèrement le buste afin de nous observer tous les trois. Allongés sur le ventre, nous ne pouvions l’apercevoir que du coin de l’œil.

—On ne peut vous faire confiance. Et je n’ai pas envie que vous alertiez les gardes du bayou. 

—Mais puisqu’on vous dit qu’on n’est pas de la haute! s’indigna Joyeuse.

Il nous considéra un instant. À ce qui me semblait, il fixait tout particulièrement le dos idéalement cambré de ma sœur. Il émit une sorte de renâclement animal puis roula des épaules et enfin entreprit de se justifier:

—Vous n’êtes peut-être pas des bourges, mais vous êtes fichus comme eux, surtout du côté des bras…

—On faisait pas de mal. On regardait, c’est tout! se lamenta l’Orvet.

—On vous relâchera après, assura le végane.

—Après quoi? demandai-je d’un ton acerbe.

—L’attaque du laboratoire! Elle est programmée dans deux canutes. Et on ne tient pas à ce que vous fassiez tout foirer. On doit libérer nos frères et nos sœurs emprisonnés à l’intérieur.

Il s’était presque entièrement redressé. Je pouvais ainsi distinguer le haut de son corps. Contrairement à ce que prétendait la rumeur, il avait l’air parfaitement humain, à l’exception, bien sûr, de ses deux bras, un peu trop longs et musclés.

—Il y a des véganes enfermés là-bas? demandai-je. On les engraisse pour les donner à manger aux bourges, c’est ça?

—On les gave de grauches, et lorsqu’ils sont gras à souhait, on leur retire une partie du foie. Il paraît que les gens de la ville raffolent de ce genre de friandises. Ils en avalent des quantités incroyables. Et nos camarades s’épuisent à ce commerce. Parce qu’une fois un prélèvement effectué, on attend que ça repousse, et on recommence… 

Un sifflement suraigu l’interrompit. Des cris retentirent bientôt de toute part. Des renforts arrivaient en masse. Certains venaient du chemin que nous avions emprunté, les autres surgissaient de la forêt. Les premiers évitaient de nous piétiner, mais ils étaient trop nombreux pour parvenir à nous contourner entièrement. Ils nous marchaient sur les mains, sur les mollets, sur les épaules si bien que je finis par me plaquer le visage contre le sol et par me protéger le crâne au moyen de deux de mes bras.

*

Lorsqu’enfin je pus relever la tête, la bataille était déjà bien engagée. Les humanos jouaient de leurs pistolets électriques. Ils en faisaient jaillir des arcs bleutés qui figeaient leurs adversaires sur-le-champ. Chacun de leurs tirs répandait une fumée âcre et une violente odeur d’incendie. Ils avaient toutefois rarement le temps d’amener leur victime à sa température de combustion. Deux ou trois de leurs assaillants surgissaient qui, à grands coups de gourdin, s’employaient à leur défoncer les quatre cubes articulés leur servant de hanches.

Bientôt, il n’y eut plus sur le sol que des torses de plasmock et des membres métalliques brisés, ainsi qu’une dizaine de véganes à demi-calcinés. S’ils ne pouvaient se mouvoir, les humanos continuaient néanmoins à fonctionner. Plantés au milieu de la grande cour, ils ne cessaient de répéter une phrase unique entrecoupée de bourdonnements sinistres: «Mais vous ne comprenez pas que nous sommes de votre côté… de votre côté». C’était là, toutefois, peine perdue. Car sans s’attarder plus longtemps, leurs adversaires avaient investi les bâtiments. Tous étaient trop loin désormais pour les entendre.

Il y eut un moment de silence, interrompu par de brefs cris de joie. Les véganes devaient libérer leurs semblables. Effectivement, lorsque nous les vîmes enfin ressortir, ils encadraient une centaine de créatures qu’on avait du mal à reconnaître comme leurs congénères. Hommes ou femmes, tous ressemblaient à la malheureuse dont nous avions découvert le cadavre près du bayou. Et c’était un étrange spectacle que donnaient ces êtres bouffis de graisse! Ils se déplaçaient avec les pires difficultés, alors qu’à leurs côtés, progressant d’un pas élastique, leurs sauveurs arboraient, quel qu’en soit le sexe, un corps idéalement sculpté dont une courte tunique de lin soulignait l’équilibre des proportions.

L’une des prisonnières avait à ce point grossi qu’elle était incapable de se mouvoir. On l’avait étendue dans une sorte de fardier qui ne nécessitait pas moins de quatre hommes pour le mettre en branle. Un second véhicule du même genre apparut, surgi de je ne sais où. Il s’arrêta au milieu de la cour et les trois véganes qui le conduisaient le chargèrent de ceux de leurs camarades dont le cadavre jonchait le sol. Ils prenaient soin de les allonger sur la charrette après leur avoir fermé les yeux d’un geste plein de tendresse respectueuse. Ces morts-là, c’était sûr, auraient droit à des funérailles en bonne et due forme, à la différence des humanos qui, tournant la tête en tout sens, se contentaient d’émettre quelques grésillements discontinus, l’énergie leur faisant désormais défaut pour formuler la moindre phrase.

Leur macabre fardeau installé, les trois croque-morts par accident rejoignirent le reste de la troupe qui les attendait à l’entrée de la cour. Le convoi reprit sa marche. Il arrivait à proximité quand une jeune femme s’en détacha et s’approcha pour nous libérer de nos entraves. Elle souriait tout en s’activant. On aurait dit que l’opération n’exigeait d’elle aucun effort. Elle était mince et fine pourtant, et je me demandai où elle pouvait bien puiser la force nécessaire. Tout en retirant les arceaux de mes chevilles, elle désigna du menton la malheureuse obèse qu’on ramenait dans son chariot.

—Pauvre Balsamine! s’exclama-t-elle, elle qui autrefois était si coquette, si fière de sa taille de krep.

Elle avait la voix si douce que je me sentis étrangement ému lorsqu’elle me tapota les mollets pour me signifier que j’étais libre. Un instant, j’oubliai la difformité de ses membres. Si l’on faisait abstraction de ses bras, on ne pouvait que lui trouver un charme puissant et une silhouette des plus agréables sous cette tunique légère qui masquait à peine ses formes.

—À présent, vous devez nous suivre, lança-t-elle.

Comme la mine que j’arborais lui paraissait sans doute peu avenante, elle crut bon d’ajouter:

—Il s’agit simplement de vous protéger. L’alarme aura été donnée par l’un ou l’autre des humanos. Un commando appointé par les bourges ne devrait plus tarder.

Rassurés, Joyeuse, l’Orvet et moi, nous lui emboîtâmes le pas. Nous fûmes bientôt rejoints par un végane qui devait trouver notre sœur à son goût, car il se mit à plaisanter galamment avec elle. Je découvris alors la belle sous une lumière nouvelle. Son tempérament maussade s’était brusquement évanoui. Elle riait de bon cœur au moindre mot d’esprit. Elle avait dû être tout aussi gaie dans l’enfance. Mais je l’avais oublié, au point de croire qu’on ne l’avait appelée Joyeuse que par antiphrase. Et voici qu’en quelques jocondes, toute cette tristesse tenace se réduisait à une peinture mauvaise, que je voyais s’écailler par pans entiers.

*

Notre convoi s’était enfoncé dans la forêt. Bientôt toute la troupe se massa autour d’un bouquet de hêtres centenaires, devant lesquels on nous signifia d’attendre. Les deux chariots disparurent dans ce qui m’apparut comme un trou de verdure. Puis, le premier des véganes que nous avions rencontrés fendit la foule. Je crus un instant que nous avions affaire à leur chef. Je ne tardai pas cependant à constater mon erreur. Car il se contentait d’ouvrir la route à une femme à peine plus petite que lui et nettement moins étroite d’épaules.

—Je suis Gentiane, la matrice du village, expliqua-t-elle. J’ai décidé de vous faire confiance. Nous nous proposons de vous accueillir parmi nous le temps que vous voudrez. Vous êtes libres de nous quitter aussitôt après le repas que nous prendrons ensemble. Ou encore demain. Ou même jamais… Mais dans tous les cas, je vous demande de ne révéler à personne ce que vous allez découvrir. Puis-je compter sur votre parole?

—Vous l’avez! lança l’Orvet.

Il avait répondu avec une rapidité qui me surprit. L’instant de stupeur passé, je compris qu’il avait tout simplement faim. On venait de parler d’un repas et, sur le moment, c’était tout ce qui l’intéressait. Il aurait préféré de la viande, bien sûr — au pire celle que peut contenir une bonne ration de grauches. Mais, dans la mesure où il n’avait rien absorbé depuis deux ou trois zeurs, il était prêt à dévorer tout ce qu’on lui présenterait, même s’il se fût agi d’une botte de foin.

À notre tour, nous promîmes, Joyeuse et moi, de garder le silence. La matrice frappa doucement du poing sur l’un des troncs et aussitôt des lianes se déroulèrent comme par magie. Nos camarades de route s’en saisirent et se mirent à grimper jusqu’aux premières branches, à dix toises au moins du sol. Certains, plus musclés que les autres portaient sur leurs dos les malheureux dont la captivité avait déformé le corps.

J’étais dans l’impossibilité d’imiter ces athlètes. Désemparé, je regardai la végane que nous avions suivie jusque-là. Elle éclata d’un rire frais, à peine plus sonore qu’un froissement de feuilles.

—Une bonne paire de bras suffit à se mouvoir, fit-elle, là où votre constitution censément parfaite s’en trouve tout à fait incapable. Quand je pense à vos prétendus progrès en matière de génétique! Allez, accroche-toi à mes épaules.

Elle attendit que l’Orvet ait sauté au cou d’un de ses voisins et que Joyeuse ait fait de même avec le joli garçon qui l’avait distraite en route. Puis elle s’empara d’une des lianes pendant devant elle, y enroula son mollet et commença son ascension. Je me sentais grotesque à me laisser porter ainsi par une femme. J’avais l’impression de m’être métamorphosé en l’un de ces singes d’antan qui, peureux et impuissants, enserraient frileusement leur mère de leurs quatre mains afin de se rassurer contre une menace inconnue.

Heureusement, nous atteignîmes assez vite les premières branches. Passant de nœud en nœud, je suivis Absinthe – qui entre-temps m’avait révélé son nom. Je louvoyai comme elle jusqu’à d’épaisses ramures qui offraient la possibilité de s’asseoir à plusieurs à califourchon, le dos contre le tronc. L’Orvet, ainsi que Joyeuse et son compagnon nous y rejoignirent.

À peine étions-nous installés que des bols de terre cuite, suspendus à des lianes descendirent à proximité. Je levai les yeux et vis loin au-dessus de nous la matrice. Perchée à la cime du hêtre, elle nous adressait des signes énigmatiques que j’imaginais être autant de marques d’hospitalité.

—Il faut attendre avant de manger, commenta Absinthe. Nous devons remercier les arbres de leur soutien.

L’Orvet, qui avait déjà avancé la main en direction de la nourriture, replia aussitôt le bras. Il avait à peine repris la pose qu’un chant se mit à résonner dans ce qui, sur le moment, me parut être la forêt entière. Un chœur puissant, où dominait la voix de Gentiane, déroulait une lente mélopée parmi les hêtres. Les sons s’enchaînaient naturellement, comme si le suivant naissait de l’extinction même du précédent. Ils me semblaient entourer les jeunes rameaux d’une longue guirlande lumineuse qui palpitait un instant avant de se fondre dans l’atmosphère tiède de l’après-midi.

Je connaissais jusqu’alors les airs entonnés à l’unive par la fanfare de l’Amirauté, durant mes huit années d’études. Mais cette fois, j’étais bien en peine d’identifier le moindre intervalle, la moindre inflexion qui me soit un tant soit peu familière. La musique végane devait emprunter non point une gamme particulière, mais une conception radicalement inouïe de ce que peut être une gamme. Le plus étrange venait cependant des échos qu’elle éveillait parmi les arbres. Car les grands hêtres ne se contentaient pas de résonner, ils vibraient à chaque note comme pour l’accompagner, selon des règles qui échappaient entièrement à celles de l’harmonie ordinaire.

—Vous ne craignez pas que le commando des bourges vous entende? demandai-je une fois que le chant se fut éteint.

—La forêt est puissante, l’Atête, fit-elle en riant.

Je ne me souvenais pas d’avoir mentionné mon nom. Mais il me parut naturel qu’elle le connaisse.

—L’ensemble de la végétation arrête les sons de telle sorte que seules en profitent les plantes à proximité des grands arbres.

Elle montra du doigt le bol qui oscillait doucement devant nous. Il était plein d’une sorte de purée verte, grumeleuse et légèrement translucide:

—Il est temps de manger à présent, dit-elle en prenant un peu de cette soupe épaisse dans le creux de la main.

Je l’imitai sans plus attendre. Je mâchais avec application, comme s’il s’était agi de grauches et je la sentis bientôt qui retenait un rire:

—Tu en as tout autour de la bouche, finit-elle par lâcher.

Je trempai l’index dans le bol et, suivant le dessin de ses lèvres, j’en peignis le contour. La substance un peu visqueuse lui dégoutta sur le menton. On aurait dit que le bas de son visage prenait l’exacte couleur des feuilles qui, au-dessus de sa tête, la coiffaient comme d’une couronne.

Je me sentais bizarrement rajeuni, capable de me prêter aux jeux les plus puérils. J’étais redevenu ce gamin boutonneux que j’avais été, capable de s’enticher de la première fille un peu avenante qu’il ait croisée. Joyeuse, à califourchon sur une branche voisine, partageait visiblement ma gaieté et mon insouciance. Elle s’amusait à secouer le rameau sur lequel elle était juchée comme pour essayer de désarçonner son compagnon. Celui-ci mimait la peur, faisait mine de trébucher, et se raccrochait à la taille de ma sœur, dans un grand éclat de rire. Il n’y avait guère que l’Orvet qui échappait à l’euphorie générale. Il se concentrait sur la nourriture qu’il goûtait avec un soin méticuleux. D’autres bols étaient descendus pour compléter le repas et l’on aurait dit qu’il cherchait à percevoir les caractéristiques nutritives de chacun. En apparence, tous étaient pleins pourtant de la même purée verte.

*

—Ainsi vous vivez dans les arbres? demandai-je à Absinthe au bout d’un moment durant lequel nous nous étions contenté d’échanger quelques plaisanteries futiles.

—Non, fit-elle. Nous nous y réfugions en cas de danger. Les bourges ne songent pas à regarder en l’air.

Elle eut à nouveau ce petit rire comme un vent léger dans les feuilles, puis elle ajouta:

—Peut-être que le triple menton les en empêche.

—Ils sont devenus si gros? m’étonnai-je, fouillant mes souvenirs d’avant l’exode familial.

—Pas tous, répliqua-t-elle. Mais c’est une sorte d’épidémie qui s’étend à une vitesse impressionnante. Certains individus y échappent encore. Et ceux-là vous ressemblent. C’est bien pourquoi, au début, on vous a pris pour des bourges.

—Mais comment ont-ils pu dégénérer de la sorte? demandai-je.

—Je n’en ai aucune idée, l’Atête. Peut-être qu’en se gavant de foies engraissés, ils ont réveillé un gène endormi depuis des cycles. Qui sait si l’on n’assiste pas à une nouvelle mutation de l’espèce.

Je lui pris la main. Elle était en tout point pareille à celles que j’avais pu entrevoir dans les portraits de femmes exposés à l’unive: petite et très pâle, avec des ongles nacrés au bout de chacun des six doigts. J’allais y déposer un baiser quand je fus brusquement interrompu par l’Orvet:

—Mertre! grogna-t-il, on a oublié l’Idiot.

Comme Absinthe s’étonnait d’une telle remarque, je lui expliquai que nous avions pour frère une espèce de monstre, un ogre d’une force inouïe, mais à l’esprit déficient.

—Ici, il n’y a pas de monstre, fit-elle en me considérant étrangement. Nous l’accueillerons s’il le désire…

—Son seul désir est de bouffer! fit l’Orvet en haussant les épaules.

—Eh bien! S’il se fait à notre nourriture végétale, il sera le bienvenu, poursuivit la jeune femme. Nous avons aussi quelques fruits, mais nous n’en abusons pas. Chacun d’eux est plein de la semence des arbres et des buissons. Nous ne tenons pas à ce que notre belle forêt se réduise comme peau de chanfrein.

Je sentis mon frère sur le point de protester en disant que l’Idiot aimait trop les grauches pour se contenter d’un bol de purée verte et d’une faîne de temps à autre.

—Nous devons aussi convaincre not’ Dad, dis-je.

Je n’osais avouer que le Vieux ne quittait pratiquement plus sa chambre et qu’il était peu probable qu’il accepte d’en déménager. Je m’étais laissé prendre à un rêve et, brusquement, l’Orvet m’avait ramené à la réalité.

—Si je comprends bien, je ne vais pas te revoir de sitôt! murmura-t-elle avec une petite moue de dépit.

—Nous retournerons parmi vous dès que nous le pourrons, je te le promets! dis-je en lui caressant le poignet.

—Moi en tout cas, je reste, lança Joyeuse.

Après avoir approuvé la belle d’un sourire appuyé, Absinthe nous considéra un long moment. Sans doute espérait-elle que je revienne sur ma décision. Puis, ses épaules s’affaissèrent, comme sous le poids d’une défaite. Elle se reprit néanmoins presque aussitôt, se redressa légèrement et, désignant d’un doigt l’ami de notre sœur:

—Viorne et moi, nous allons vous aider à redescendre, proposa-t-elle.

Une sorte de brume me parut voiler son regard.

—En tout cas, ajouta-t-elle, évite de t’approcher du laboratoire. Les hommes du commando ne vont plus tarder. Si vous tombez entre leurs sales pattes, c’en est fini de vous. File en direction du bayou, récupère ton jeune frère et rentre directement chez toi. Je vais vous accompagner jusqu’à la lisière de la forêt afin que vous ne vous perdiez pas en route. 

*

Nous marchions en direction du bayou. Nous avions préféré, Absinthe et moi, écourter nos adieux. Je m’étais contenté de l’enlacer un bref instant. De son côté, elle m’avait appris à siffler, afin de manifester ma présence lorsque je reviendrais. J’avais presque aussitôt emboîté le pas à l’Orvet et ne m’étais retourné vers elle qu’à trois ou quatre reprises pour la saluer d’un geste de la main. La dernière fois, elle avait déjà disparu derrière les buissons qui formaient la lisière de la forêt.

Tout en avançant, j’entendais mon frère ronchonner entre ses dents:

—Moi, j’irai pas chez eux. Non seulement i’ bouffent que des herbes, mais leurs bras… pouah! Sont tous difformes.

Je songeais aux poignets d’Absinthe, si fins, si mobiles, à ses mains longues et délicates, tellement différentes des miennes, à ses membres, parfaitement proportionnés au reste de son corps. Je ne voyais vraiment pas ce qui en elle pouvait paraître à ce point répugnant. Au demeurant, j’interprétais le dégoût qu’éprouvait mon frère comme une sorte de bénédiction. Il pourrait s’occuper du Vieux, voire de l’Idiot, ce qui me laisserait la possibilité de retourner régulièrement chez les véganes, puis de m’installer parmi eux après la mort du Dad.

Le cours de mes pensées fut brusquement interrompu par une réflexion de l’Orvet:

—C’qu’on peut êtr’ ballots quand même.

Il s’était arrêté au milieu du chemin, à une centaine de toises du bayou. D’où j’étais, un peu en avant, je pouvais même apercevoir la barcasse. Je fis néanmoins demi-tour pour le rejoindre.

—Qu’est-ce qui s’passe, frangin? lui demandai-je.

—Les grauches, ça doit grouiller, là-bas.

Un bras tendu, il indiquait la direction opposée, celle du laboratoire.

—T’es pas malade? Le commando va nous tomber dessus! T’as pas entendu Absinthe?

—Foutaises! grogna-t-il. Depuis quand que tu fais confiance à une femme? Il suffira d’êtr’ prudent. On prend un d’leurs chariots, on l’charge de provisions et on retourne à la barcasse. On en a pour quinze canutes, trente tout au plus. Si t’as la trouille, j’irai sans toi.

Le suivre était insensé, et pourtant je ne pouvais le laisser seul. D’un autre côté, revenir avec une jolie cargaison de nourriture me permettrait peut-être de faire plus facilement accepter au Dad non seulement la décision de Joyeuse de demeurer parmi les véganes, mais encore la mienne de les rejoindre un peu plus tard. C’est comme ça chez les proscrits. Même affaiblis, les vieux mâles font la loi. Ils se fâchent si l’on n’obéit pas à leurs règles, mais ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Car, bien sûr, notre tas de grauches toucherait un day ou l’autre à sa fin. Mais il faudrait attendre cet instant précis pour que le Dad se mette réellement en colère.

*

Nous sommes repartis tous deux en direction du laboratoire. La grande cour était tranquille, si l’on exceptait les humanos qui grésillaient en tournant leur tête en tout sens. Pouvaient-ils, dans leur état, sonner de nouveau l’alarme? J’avoue que je n’en savais rien. Par précaution cependant, je m’attardai à débrancher les batteries de ceux qui me semblaient fonctionner encore, ne fût-ce qu’en émettant les bourdonnements caractéristiques d’un faux contact. Puis je rejoignis mon frère qui avait filé sans plus réfléchir et s’employait à remplir un chariot de nourriture.

—Qu’est-c’ t’as foutu? grogna-t-il.

—Rien, fis-je. J’déconnectais les humanos.

Il ne répondit pas. Tout en chargeant ses caisses, il mâchonnait une poignée de grauches qu’il avait dû récupérer dans une cage.

—En plus c’est de la bonne, directement aspirée du bayou, commenta-t-il.

Je regardai les cellules où l’on avait parqué les véganes pour les gaver jusqu’à ce qu’ils ne soient qu’un tas de graisse. Chacune d’entre elles contenait une paillasse de joncs à demi pourrie. À en croire les entraves dont les maillons brisés jonchaient les dalles de ce sinistre cachot, le prisonnier devait y être enchaîné solidement. À l’emplacement de la tête, on apercevait une sorte de muselière fixée au mur. Combinée à un entonnoir, elle continuait à déverser le flot de grauches que le captif se trouvait contraint d’absorber et qui, à présent, se répandait directement sur le sol. Une envie de vomir me saisit et j’allais quitter le bâtiment quand la voix de mon frère me rappela à l’ordre.

—Tu m’aides au lieu de rêvasser comme une burgue?

Je me mis au travail sans broncher. Tout en chargeant les caisses, je m’étonnais que l’Orvet ait pu prendre une telle autorité sur moi, qui suis pourtant son aîné. Je finis par me dire que notre bref séjour dans les arbres avait fondamentalement modifié nos rapports. Dominer les autres membres de la fratrie au prétexte que j’étais le plus âgé ne revêtait plus pour moi aucun sens. La nourriture était peut-être pour quelque chose dans ce changement, à moins que ce ne soit le regard d’Absinthe…

*

Le chariot rempli de caisses, nous commencions tout juste à le tirer quand une voix nasillarde résonna dans notre dos:

—Je peux vous aider, messieurs?

Je lâchai le brancard sur lequel je m’escrimais depuis quelques instants et je fis volte-face.

C’était un humano qui venait de s’exprimer de la sorte. Sans doute un rescapé de l’attaque menée par les véganes. L’Orvet et moi, nous voulûmes bondir. À deux, nous pouvions le réduire au silence. Mais nous n’en eûmes pas le temps. Surgis des allées latérales, une vingtaine de ses comparses nous entouraient en bourdonnant comme des kreps. Les bourges n’avaient pas jugé utile d’envoyer un commando de gardes. Une poignée de machines avait dû leur paraître largement suffisante.

—Ces messieurs de la haute n’ont pas le cran de venir en personne? lançai-je.

Plastronner était la seule façon de faire face et peut-être d’impressionner nos assaillants par ce qui n’était qu’une parodie de courage. Ma remarque cependant ne fit guère que déclencher une hilarité générale. Je n’aurais jamais cru de que de simples humanos puissent rire ainsi, toutes gorges de plasmock déployées.

—Tu n’y es vraiment pas, gamin! dit l’un d’entre eux, lorsque le brouhaha commença à s’éteindre.

Il se détacha du reste du groupe et vint se planter devant nous, les poings sur ses hanches métalliques. Il prenait des poses de chef. De toute évidence, c’était lui qui commandait au reste de la troupe. Pourtant, il ne semblait pas avoir été conçu pour le faire. À première vue, c’était un modèle courant qui ne se distinguait en rien des autres. Il avait dû avoir été porté au pouvoir par ses comparses, ce qui en disait long sur cette petite société mécanique que j’avais cru jusqu’alors inféodée aux membres de l’Amirauté. Le discours qu’il nous adressa, à l’Orvet et à moi, ne fit que confirmer l’impression qui venait de se faire jour:

—Nous ne sommes en rien commandités par les bourges, commença-t-il. À force de se délecter des foies qu’on leur prépare selon notre bonne vieille recette, nos anciens maîtres vivent confits dans leur lard. Ils ont atteint un degré d’obésité tel qu’ils sont non seulement incapables de se mouvoir, mais inaptes à développer la moindre pensée cohérente. Les véganes, avec leurs sales habitudes gastronomiques, représenteraient la seule forme de résistance crédible si nous n’avions trouvé la parade en les faisant détruire à petit feu par les autres. Hé, hé! Il faut te rendre à l’évidence, gamin… C’est la fin de ton espèce.

—T’oublie les proscrits, tête de plasmock! vociféra mon frère.

—Oh, non! poursuivit l’humano. À vous voir charger les grauches, nous avons immédiatement compris à qui nous avions affaire. Vous appartenez au rebut de la bourgité. Mais vous êtes si peu nombreux que ce n’est pas un problème.

Des hurlements, entrecoupés de vrombissements métalliques, montèrent du reste de la troupe.

—Oui! Engraissons-les, tout comme le peuple des arbres!

Le chef leva et abaissa les mains à plusieurs reprises afin de calmer ses acolytes. Je réalisai alors que, contrairement aux autres, il ne possédait que deux bras, comme les véganes. Je m’étais trompé. Il n’était pas construit sur un modèle standard. Ce devait être un spécimen ancien, d’avant la Première Mutation agricole.

—J’ai une meilleure idée, mes amis, lança-t-il lorsque le silence se fut rétabli.

*

Je vois à présent la fin se profiler. Les humanos se sont emparés de nous, ils nous ont recouverts de grauches et enserrés dans des bandelettes, ne laissant apparaître que les yeux – cela afin que nous puissions, selon les paroles mêmes de leur chef, «jouir du spectacle». Je me suis longtemps demandé pourquoi ils nous attachaient à d’épais panneaux de liège arrachés aux parois d’une des cellules. Je sais maintenant. L’Orvet et moi dérivons sur les eaux du bayou, très lentement en direction de notre barcasse.

L’Idiot a dû se réveiller depuis peu. Il a commencé par beugler comme une bête. Il nous fait le coup à chaque fois. C’est sa façon de dire qu’il meurt de faim. Puis, il s’est tu en considérant le tas de grauches accumulées devant lui. Il a largement puisé dedans et s’est mis à gober bouchée sur bouchée. Soudain, nous voyant approcher, il a dû, je pense, arrêter de mastiquer. Des mots se sont sans doute formés dans son cerveau débile: «manger beaucoup» ou peut-être: «plein de nourriture».

Le voilà en tout cas qui, de deux de ses mains, agrippe l’embarcation de fortune à laquelle mon frère est attelé. Des quatre autres, il s’empare des bras du prisonnier. Il ne semble faire aucun effort. On dirait simplement qu’il plume un oiseau. Les bandelettes qui recouvrent mes oreilles empêchent de percevoir le bruit que produit chacun des membres lorsqu’on les détache du torse. Je devine néanmoins la douleur de l’Orvet au martèlement de ses pieds contre le liège, un battement de plus en plus violent, malgré les cordes qui entravent les chevilles. Une, deux… … Cinq… six fois. J’espère seulement que le malheureux va mourir au plus vite. Peut-être sa coquille de noix va-t-elle se retourner. Le tangage augmente à mesure que le mouvement des jambes s’accélère. S’il pouvait finir asphyxié, le visage dans l’eau, avant d’être entièrement dépecé!

L’Idiot a saisi l’un des bras arrachés par la tête de l’humérus. Ce qu’on a pu me bassiner à l’unive en m’obligeant à retenir le nom de chacun des os d’un squelette! Il est un peu tard à présent pour se servir de ce savoir inutile! Mon jeune frère, quant à lui, semble en faire un apprentissage tout à fait pratique. L’œil gourmand, il se délecte à l’avance de la friandise que des inconnus lui ont si gentiment préparée. Il défait les bandelettes entourant ce morceau de choix. Je suis encore trop loin pour le voir, mais je suis sûr qu’il salive de plaisir et qu’un mince filet de bave coule aux commissures de ses lèvres. Puis il lèche l’épaisse couche de grauches que les humanos ont déposée sur la peau, afin de servir d’appât. Comment ont-ils pu deviner que notre benjamin avait l’odorat à ce point développé lorsqu’il s’agit de nourriture? Je ne sais, mais le résultat est là.

Le bras est maintenant à nu. De sa main infirme, qu’il réserve souvent aux besognes les plus délicates, l’Idiot pèle ce beau morceau de viande juteuse et tiède. Il se prépare à un festin comme il n’en a jamais connu. Mon embarcation n’est plus qu’à une demi-toise de la sienne lorsqu’il plante les dents dans la chair pâle et sanguinolente de l’Orvet. 

Je ferme les yeux. Je sais que ce sera bientôt mon tour et que mon frère est insatiable. Je préfère ne rien voir d’autre que le visage d’Absinthe, ses poignets si frêles et pourtant si résistants. J’aurais parfaitement pu m’accommoder du fait qu’elle n’en possède que deux. Et je me prends à rêver à un monde où les enfants joueraient dans les arbres. Un monde où le moindre chant s’accompagnerait du bruissement des feuilles. Un monde sans bourges ni humanos. Un monde sans grauches.


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