Éric Lysøe
 
 
Ce n'est guère que lorsque nous sommes sortis de l'eau que les gens ont commencé à nous regarder d'un drôle d'air...
  Ce n'est pas moi pourtant qui ai dû attirer leur attention. Seul, je serais vraisemblablement passé inaperçu. Je ne l'ignore pas, je suis loin de posséder un physique susceptible de faire se retourner une plage entière d'envie – ou de dégoût, d'ailleurs : la modestie a ses limites.
Mais voilà : je ne suis pas seul. Comme hier, comme avant-hier, Vénus est avec moi, et c'est elle évidemment qui jette le trouble dans la mêlée confuse des serviettes éponges, des produits bronzants et des parasols.
     C'est bien à cause d'elle que les yeux s'ouvrent grands sur notre passage. Et il en va ainsi, avec une intensité variable il est vrai, depuis maintenant trois semaines. Car depuis trois semaines, elle me suit comme un chien fidèle, reproduisant sans mot dire chacun de mes gestes, calquant toutes mes attitudes.
     La surprise mêlée de colère et d'effroi qui se lit sur les visages à notre approche, ne me surprend guère. Elle est loin d'égaler la stupeur, mieux : la fascination qui fut la mienne, lors de notre première rencontre...
    La chaleur de l'après-midi m'avait contraint une fois de plus à m'abandonner à la fraîcheur apaisante du bain. À peine entré dans l'eau, j'avais immédiatement gagné le large pour échapper à la cohue des gamins piaillants, des bouées, des bateaux de caoutchouc, des déferlements de cellulite hors des maillots trop échancrés. Ayant donc traversé les quelques mètres carrés où se tassent les baigneurs, j'évoluais en solitaire, loin du vacarme des vacanciers, doucement bercé par des flots d'un bleu parfait.
     Je la vis s'approcher lentement. Elle esquissait les figures gracieuses d'une danse inconnue et vint bientôt virevolter autour de moi, jusqu'à faire jaillir de chaque côté des gerbes d'écume. Ses huit tentacules s'élevaient régulièrement hors de l'eau, retombaient l'un après l'autre avec souplesse. On eût dit les ébats engourdis de quelque oiseau mythique à l'heure de son premier essor. Elle parvenait à ce point à inscrire chaque mouvement dans l'ordonnance d'une chorégraphie naturelle, que j'en oubliai de la considérer sinon comme un monstre, du moins comme un objet d'effroi. Et je la contemplai longuement ainsi, telle une apparition merveilleuse, avant de me décider à regagner le rivage.
     Vint cependant le moment où je fis demi-tour. Je nageais depuis quelques minutes déjà en direction de la plage, quand je sentis dans mon dos comme le souffle d'une présence. Vénus me suivait.
     Tant que les baigneurs ne purent discerner qu'une vague masse émergeant derrière moi, ils gardèrent à peu près leur calme. Mais dès l'instant où le peu de profondeur nous eut contraints, l'un comme l'autre, à nous relever, des cris de terreur retentirent, dans nos parages immédiats d'abord, puis à travers la plage tout entière. Une ou deux femmes, qui sans doute s'étaient trompé de siècle, s'évanouirent sur le sable en poussant un petit « oh ! ». Des pères de famille – une bonne douzaine – prirent la fuite, après avoir rageusement plié leurs parasols, leurs épouses sur les talons, tirant les marmots par le bras (« Mon Dieu, que le petit n'assiste pas à pareil spectacle ! »)
     Puis, l'effet de surprise passé, la paix caniculaire retomba à nouveau sur l'ensemble des estivants. Rasséréné, chacun retourna à ses mots croisés, son huile solaire ou ses commérages – à l'exception des plus curieux qui, tout en simulant d'autres occupations, restèrent à nous observer du coin de l'œil, échangeant sourires entendus et réflexions à voix basse.
   Il fut bientôt évident que j'allais devoir partager ma serviette avec mon étrange conquête. Nous nous étendîmes côte à côte, pour nous sécher au soleil. Au début, rien ne me sembla plus désagréable que le contact de sa peau visqueuse, granuleuse. Mais j'étais dans l'incapacité d'éloigner de moi ce corps énorme, cette haleine lourde de saumure et de poissons. Il fallait donc que je me résigne à souffrir son repoussant voisinage. Puis, lorsque le jour commença à décliner, la proximité qui m'était ainsi imposée, me parut moins pesante. J'avais appris à discerner dans les effluves que dégageait l'animal, les senteurs des marées d'octobre, le tourbillon des algues, le remue-ménage de myriades d'organismes électriques. Je m'amusais à étudier ce gros visage de poulpe, affiné par le jeu des ombres. Autour du bec à peine marqué, les plis de la bouche dessinaient une expression presque humaine. Les yeux se faisaient rieurs, jetaient des éclairs violets. La peau, désormais parfaitement sèche, était devenue, à ce qu'il me semblait, presque lisse. Il n'est pas impossible même que dans un demi-sommeil, je me sois laissé aller à la caresser...
    Il était près de sept heures du soir lorsque je commençai à songer au départ. Me levant pour regagner mon hôtel, je pensais qu'il ne me serait pas trop difficile d'abandonner Vénus sur la plage, après l'avoir fait glisser délicatement de ma serviette. Peut-être nous reverrions-nous à l'occasion d'une prochaine baignade, ou même, qui sait ? lors d'une autre vie. Mais pour cette fois, l'instant des adieux était arrivé. De toutes façons, la malheureuse bête n'allait pas tarder à ressentir un impérieux besoin de retrouver son milieu naturel, de retourner à la mer.
     Vénus me regarda plier consciencieusement ma serviette, tout en coulant en ma direction l'un de ces regards langoureux dont elle a le secret. Je compris l'appel, mais refusant d'y céder, je tournai brusquement le dos et me mis en route. Après avoir parcouru quelques mètres, je me sentis assez de courage pour me retourner et lui adresser un dernier adieu. Le geste de la main que j'esquissai alors resta suspendu dans le vide. Vénus me suivait, quelques pas en retrait.
     On pourrait croire que la démarche d'une pieuvre sur la terre ferme est lourde, embarrassée. Il n'en est rien. En tous cas, celle qui m'avait pris en affection avançait gracieusement, le bas du corps animé d'un léger balancement, bien planté néanmoins sur deux de ses tentacules, comme si notre monde avait été de tout temps son élément.
     De la plage à l'hôtel, le chemin était assez long. Je résolus d'en profiter pour me débarrasser de l'animal. Je venais en effet de prendre pension au Splendid, établissement qui me paraissait constituer un lieu de villégiature parfaitement adapté à mes désirs comme à mes moyens, et je n'avais aucune envie de me faire mal voir du personnel ou de la direction.
     Je pris la première rue qui s'offrait à ma droite, et m'enfonçai aussitôt dans une venelle sur ma gauche. Puis tournant à gauche encore, à droite..., je parcourus un véritable labyrinthe de ruelles avant de déboucher sur une petite place où je pus enfin reprendre souffle...
     Je glissai un coup d'œil inquiet derrière moi : Vénus ne me suivait plus ; j'avais réussi à la semer...
     Je n'eus cependant guère le temps de savourer une légitime satisfaction. Il fallait me rendre à l'évidence : je m'étais égaré dans un quartier parfaitement inconnu et assez peu rassurant. Durant ma course à perdre haleine, je n'avais eu qu'un souci en tête : fausser compagnie à la pieuvre. J'avais négligé de prendre le moindre repère. À présent, j'étais perdu, tout à fait incapable de dire laquelle des huit rues débouchant de la place était susceptible de me conduire, et après quels détours, en direction du Splendid...
     Je cherchai désespérément un passant qui pût m'indiquer le chemin, mais l'endroit était désert, et la nuit commençait à tomber. Pas d'estaminet susceptible de m'apporter le plus léger réconfort, pas la moindre lumière signalant une présence. Quant à frapper à une porte, il ne fallait pas y penser. Rien qu'à considérer les façades lépreuses, les fenêtres closes, condamnées pour la plupart au moyen d'épais madriers vermoulus, j'étais pris de frissons à l'idée de ce qui aurait pu m'attendre, si j'avais seulement osé signaler ma présence de façon trop manifeste.
     Enfin, à force de scruter l'obscurité envahissante, je finis par discerner une forme tapie dans l'ombre déjà épaisse d'une ruelle. Je m'approchai. L'inconnu, me voyant avancer vers lui, recula de quelques pas avant de faire demi-tour, comme s'il se préparait à fuir. Cependant, une douzaine de mètres à peine nous séparaient l'un de l'autre et je me précipitai. L'autre prit ses jambes à son cou. Il courait vite, si bien que, durant cinq longues minutes, l'issue de la poursuite demeura tout à fait incertaine. J'avais beau héler le bonhomme, lui jurer par tous les saints et même par tous les diables que je ne désirais rien d'autre que lui demander mon chemin, aucun de mes arguments ne semblait être de nature à le faire s'arrêter, ou même simplement ralentir. Je gagnais du terrain, certes, à peine assez cependant pour entrevoir les ondulations de la cape dans laquelle il s'était enveloppé, et dont le vent, s'y engouffrant, soulevait de temps à autre un des pans.
     Soudain, la peur incompréhensible qui l'avait jusqu'alors poussé vers l'avant, s'évanouit inexplicablement. Il daigna enfin faire halte et je fus bientôt à sa hauteur. Il faisait nuit désormais, et pour le rassurer, je lui posai ma main sur l'épaule avant de formuler une première question. Mes doigts frôlèrent une peau épaisse et granuleuse...
     Vénus eut un mouvement triste de la tête en me désignant la façade de l'hôtel, juste en face de nous...
*
*        *
Le personnel du Splendid au grand complet, comme la direction, fit mille difficultés avant de nous autoriser à pénétrer dans l'établissement. Seuls des pourboires exorbitants et toute une série de majorations spéciales que j'acceptai de régler sur le champ, finirent par avoir raison de la mauvaise volonté du gérant et de ses sbires.
     Avant même d'obtenir gain de cause cependant, il me fallut effectuer je ne sais combien d'allées et venues entre la pieuvre et tous les autres : portier, concierge, bagagiste, que sais-je encore ? Cent fois je fus sur le point d'abandonner, d'essayer de faire admettre à ma compagne qu'il valait mieux qu'elle renonçât à me suivre jusque dans ma chambre. Mais Vénus demeurait visiblement intraitable, comme sourde à toutes mes requêtes, à toutes mes promesses. Qu'elle fût tout à fait déterminée à me suivre, quoi qu'il arrivât, j'en avais eu la preuve éclatante, quelques instants auparavant. Et je craignais à présent le scandale. Que se serait-il produit si je l'avais fait reconduire, manu militari, jusqu'à la mer ? Quant à réitérer ma fuite mesquine, je n'en avais ni le courage, ni l'envie : ses yeux où vibrait un appel suppliant, eussent rendu odieuse toute nouvelle forme de dérobade. D'ailleurs, où serais-je allé ?
     Le gérant surprit-il l'un des regards pressants que m'adressait la bête ? Fut-il plutôt frappé par la détermination farouche qu'affichait, de façon très inattendue chez un tel animal, toute sa physionomie et le moindre de ses gestes ? Considéra-t-il encore, sur un mode plus prosaïque, que j'avais pratiquement vidé mes poches en gratifications de toute espèce, et qu'on ne pouvait espérer plus de ma part, en matière de... « compréhension » ? Je ne sais. Toujours est-il qu'il finit par mette fin à mon calvaire, en me proposant un compromis somme toute acceptable :
 
  1. A) Nous devions
  2. 1) rentrer par la porte de service ;
  3. 2) prendre nos repas à l'office ;
  4. 3) ne pas sortir de la chambre aux heures de pointe.
  5.  
  6. B) Il fallait
  7. 1) que mon « amie » – le terme fut souligné d'un sourire entendu – que mon amie, donc, ne fît pas preuve de goûts culinaires excentriques, mais qu'elle se contentât du menu conventionné à FF. 68, 50 ; « et ce, même s'il advient que ledit menu comprend des calamars à l'américaine – là, le sourire devint franchement lubrique ;
  8. 2) qu'elle ne ronflât pas en dormant ;
  9. 3) qu'elle n'utilisât pas la baignoire à des fins natatoires.
 
Moyennant quoi, la maison tolérait notre « concubinage » – ce fut là encore l'expression que mon interlocuteur crut bon d'employer – à la condition expresse que les autres clients n'en sachent rien, et n'aient pas même vent de notre arrangement.
     Lorsque le gérant eut débité sur un ton sentencieux toutes ses exigences, que j'eus acquiescé muettement de la tête, avec une petite moue significative, et surtout glissé mes dernières liquidités dans les mains des uns et des autres, nous pûmes enfin, Vénus et moi, rejoindre nos appartements, via l'entrée des fournisseurs et l'escalier de service...
     Finalement, nous nous accordâmes assez bien des conditions qui nous avaient été imposées. Le premier soir, ma compagne accepta sans rechigner le steack frites, pourtant coriace, qu'on voulut bien lui proposer pour tout dîner. Face au serveur qui, tout en excuses serviles, prétextait de notre retard pour ne nous servir qu'un bout de viande calcinée, elle mastiquait avec sérieux et application, allant jusqu'à tenir ses couverts d'une manière que je ne fus pas loin de trouver quelque peu affectée.
     Le repas pris, il fallut attendre onze heures pour pouvoir regagner en tapinois notre chambre. Je fis rapidement ma toilette et sautai dans le lit. Vénus m'y attendait, pudiquement pelotonnée dans les draps. Je crois me souvenir que cette fois-là, comme peut-être encore lors des deux ou trois nuits qui suivirent, la perspective de dormir à ses côtés ne m'enthousiasma guère. Je me faisais l'effet d'un rêveur, totalement dépassé par les événements, et ballotté selon les caprices d'une force obscure à laquelle je n'envisageais même pas d'opposer la moindre résistance.
     En vérité, ma compagne se révéla fort peu gênante et je m'habituai rapidement à sa présence, ainsi, à l'orée du sommeil. De toutes façons, j'étais bien trop épuisé par les incidents et négociations de la journée pour rester éveillé très longtemps. Je sombrai presque immédiatement dans un abrutissement profond, plein de cauchemars terrifiants.
     Le lendemain nous partageâmes le petit déjeuner et nous rendîmes très tôt à la plage...
*
*        *
Nous vécûmes de la sorte cette curieuse amitié durant une bonne quinzaine de jour. Oui, il s'agissait bien d'amitié – de quoi d'autre pourrait-il être question entre une pieuvre et un homme ? –, mais d'une amitié très étrange, muette, toute en complicité, en intuition. Et aucun nuage semblait ne devoir assombrir cette parfaite liaison.
     Sur la plage, certes, nous piquions encore la curiosité d'un grand nombre de vacanciers. Pas tant au moment où nous arrivions – nous étions toujours parmi les premiers à installer nos deux serviettes, côte à côte, sur le sable. Mais sitôt que nous esquissions un geste en direction de la mer, du bar voisin ou même simplement du marchand ambulant de glaces et beignets. En règle générale, néanmoins, une fois la surprise passée, chacun retournait bien vite à la calme torpeur qui l'écrasait sous le soleil brûlant.
     D'ailleurs, nous faisions tout pour que l'on nous oublie. L'essentiel du temps, nous le passions dans l'eau. Loin, au large. Là où la mer devient d'un bleu profond, presque violet. Des gouttelettes froides et nacrées jaillissaient en cascatelles autour de Vénus, à chaque mouvement de la nage. Elles se fixaient un instant dans le ciel pâle, comme soudain figées par l'énorme chaleur esti­vale, puis elles retombaient brusquement, presque lourdement, en écume mousseuse sur nos visages accolés. Il y avait quelque chose d'infiniment pur dans ce baptême salé et revigorant...
     Tant qu'ainsi nous nous livrions à nos ablutions ordinaires, les gens nous ignoraient. Il restait, il est vrai, bien d'autres circonstances où ils s'obstinaient à nous prêter une attention par trop soutenue. Il était ainsi un moment pénible entre tous, lorsqu'enfin nous nous décidions à regagner la plage. Immanquablement en effet, nous redevenions la cible de tous les regards, le sujet de toutes les discussions. Parfois, s'essuyer devenait même une épreuve. Surtout pour Vénus qui n'en finissait pas avec ses six bras, et ses cuisses, infiniment longues...
     Mais là encore le supplice ne durait qu'un temps. Nous y avions en effet rapidement trouvé une échappatoire. Presqu'aussitôt après le dernier bain, nous fuyions en direction du bar que tient Étienne, à quelques mètres de la plage. Un vague bistrot, sans terrasse, sans touristes. Un coin d'ombre et de frais, guère fréquenté que par quelques marins éternellement à l'ancre. Eux, s'étaient parfaitement accoutumés à notre présence. Il n'était pas rare que l'un ou l'autre s'approchât, me donnât amicalement une bonne bourrade, ou encore – c'était peut-être toutefois ce que j'appréciais le moins – osât un geste grivois en direction de mon amie – je la sentais alors qui se crispait, et me serrait un peu plus fort la main. Jusque dans ce cas néanmoins, l'atmosphère restait détendue, chaleureuse et l'inquiétude tout à fait passagère.
     Voici une semaine cependant, la clientèle d'Étienne s'est trouvée étoffée d'une nouvelle recrue qui m'a mis d'emblée profondément mal à l'aise. Une grosse dame outrageusement maquillée qui, depuis que nous étions entrés, nous dévisageait en aspirant alternativement l'extrémité d'un énorme havane et le bout d'une paille, plongée dans un coca-cola.
     À deux reprises, elle se leva dans un tourbillon de fumée âcre et s'en alla glisser une pièce dans la fente du juke-box. Les premiers accords d'un air à la mode se mirent à résonner tandis que la cliente regagnait sa place en se dandinant en cadence. Je savais bien cependant que ce n'était guère que pour donner le change – pouvoir jauger, toiser, évaluer ma compagne tout à loisir en passant à côté de nous, presque à nous frôler. Regard gluant et avide sur les membres, plus visqueux et cupide encore sur l'encéphale...
     Répétant une troisième fois son manège, elle se décida enfin à nous aborder en retournant à sa table.
     – Cet animal vous appartient-il ? fit-elle, en soufflant par les naseaux un épais nuage suffocant.
     – Non, Vénus m'accompagne, c'est tout.
     – Je vois... Accepteriez-vous de me le vendre et de participer ainsi à une entreprise salutaire de recherche scientifique ?
     Je tentai vainement d'expliquer que mon amie n'était et ne saurait être la propriété de personne. La pyramide de cellulite s'obstina.
     – Votre prix sera le mien...
     Nullement démontée par mon mutisme, elle fit des offres abracadabrantes dans toutes les monnaies du mon­de. Dollars, yens, livres sterling, dinars, zlotys... Excédé mais, aussi – il faut l'avouer – poussé par je ne sais quel­le curiosité malsaine, j'en vins à lui demander la raison d'une telle proposition. La grosse dame prit immédiatement un peu de recul, leva les yeux au ciel, et aspira longuement sur son cigare, jusqu'à en faire rutiler violemment l'extrémité incandescente...
     – Vous avez évidemment entendu parler de l'ambre gris, commença-t-elle, l'air menaçant, en me fixant droit dans les yeux.
     Je rassemblai de vagues souvenirs d'école où il était question de Java et de Madagascar, de cachalots et d'excréments d'origine plus ou moins inconnue...
     – Vous y êtes à peu près, continua la montagne cla­potante de graisses cosmétiquées. Mais à peu près seulement. Car, contrairement à ce que vous pensez, et con­trairement d'ailleurs à une opinion assez largement répandue, l'ambre gris ne provient en aucune façon du cachalot. Concrétions biliaires de certains cétacés, disent les dictionnaires. Foutaises que tout cela ! Moi qui vous parle, Monsieur, je sais, je montre et je prouve... Si réellement une association avec moi vous intéresse, vous me feriez beaucoup d'honneur en acceptant de visiter mon laboratoire, et toute l'affaire vous paraîtra assurément plus claire.
     – Mais... mais, Madame, il n'a jamais été question d'association. De toute façon, avant de décider quoi que ce soit, j'aimerais au moins comprendre où vous désirez en venir.
     – En trois mots, voilà, poursuivit mon interlocutrice, tandis que je sentais dans le creux de ma main frémir l'extrémité d'un des tentacules de Vénus. L'ambre gris est le fruit d'une réaction chimique élémentaire. Cela tient pour l'essentiel à la combinaison d'ions négatifs et positifs provenant, les uns d'une solution saline chauffée à vingt-sept degrés celsius, et les autres de sécrétions particulières aux poulpes. Des sécrétions très particulières, assurément... Disons, pour simplifier, que certains types de pieuvres, sous l'effet de formes spéciales d'excitation, fabriquent cette liqueur précieuse entre toutes qui, dans un environnement adéquat, deviendra la substance molle et pailletée, suavement odorante et si prisée des parfumeurs, l'ambre, ce parfait fixateur de nos essences de luxe. D'où l'idée de fabriquer industriellement ce qu'on ne trouve pour l'instant qu'à l'état naturel. Une idée simple : une petite bestiole de la famille appropriée, dite octopidæ polypus, de l'eau portée à la bonne température et un joli petit courant électrique destiné à stimuler les glandes idoines...
     Le bloc suiffeux s'épongea le front et prit l'air grave avant de poursuivre :
     – Une idée simple, mais mille difficultés qui com­mencent. Car l'octopidæ polypus est un animal excessivement délicat dont la taille ne se développe qu'assez peu en élevage. De sorte que les quelques représentants de l'espèce que j'ai réussi à observer jusqu'à maintenant ne résistent pas longtemps au traitement qui leur est imposé. Ils ne produisent que quelques milligrammes de liqueur avant de crever lamentablement. On sait qu'il existe des spécimens de grande dimension, nettement plus robustes, mais on pense que ceux-ci vivent à des profondeurs abyssales extrêmes. À supposer même qu'on parvienne à les capturer, il paraît peu probable qu'on arrive un jour à les acclimater à la vie en laboratoire. Or, votre petite compagne – car j'ai bien décelé la femelle – constitue précisément un échantillon exceptionnel d'octopidæ polypus. Tout le monde en parle dans les environs : les touristes, les commerçants, mais, jusqu'à ce jour, je ne parvenais pas à le croire. Une constitution parfaite, une adaptation à la vie extra-aquatique prodigieuse... Cela devrait nous faire des tonnes d'ambre gris par an, sans compter la perspective – parfaitement envisageable in theoria – de reproduction de la bête par insémination artificielle...
     La grosse dame entreprit alors de palper Vénus, de lui examiner le blanc de l'œil, le fond de la gorge.
     Une rage furieuse monta en moi, une rage qui se doublait vraisemblablement d'un vague sentiment de culpabilité. J'aurais dû couper court, bien plus tôt, à cet entretien, vider les lieux et laisser la répugnante femelle à ses rêves chimico-financiers. Que pouvais-je espérer d'autre qu'un marché de ce genre, à la laisser parler de la sorte, pire : à l'écouter ?
     Vénus emprisonnée dans un laboratoire, traite com­me une simple bête, répandant ses liqueurs subtiles, ses semences précieuses dans des centaines de petits fla­cons... Vénus s'épuisant, s'évaporant dans ces replis de chair obèse où s'engoncent les vieilles cocottes...
     La colère me fit voler à la gorge de la grosse dame. Je griffais, hurlais, mordais. À travers les larmes qui brouil­laient mes regards, je voyais des tentacules s'agiter furieusement autour de moi pour me prêter main forte. Chaque ventouse claquait violemment, et le bec, si ten­dre et doux d'habitude, happait tout ce qui passait à sa portée.
     Les clients du bar nous séparèrent, mi-hébétés, mi-goguenards. Notre adversaire se redressa péniblement, tuméfiée, furieuse. Toute en hoquets spasmodiques, elle essuya du revers de la main le sang qui coulait de l'épais buisson de ses sourcils. Puis reprenant son souffle, elle se répandit en insultes et en menaces, tandis que nous nous dirigions, Vénus et moi, sans mot dire, vers la sortie...
*
*        *
Voici à présent plusieurs jours que l'incident a eu lieu. Mes vacances touchent à leur fin, et cette perspective semble réjouir tout le personnel de l'hôtel. Car la nouvelle de l'échauffourée avec la grosse dame s'est propagée à travers toute la colonie des vacanciers. Des individus plus ou moins louches, plus ou moins étranges sont venus me proposer aide et soutien en échange d'une contribution de mon amie : un Argentin au regard fuyant en habit de Monsieur Loyal (il entendait monter un numéro de cirque), puis un montreur de marionnettes, un peintre à la mode, un musicien en jaquette...
     À mesure qu'elle devenait ainsi le centre d'intérêt de toute une faune inquiétante, bien décidée à faire d'elle une attraction, Vénus s'attirait des jalousies dans la foule des vacanciers. On chuchote de plus en plus sur notre passage, on nous montre du doigt avec une agressivité qui, chaque jour, gagne en intensité. On prend des poses affectées lorsqu'on nous croise, comme si nous incommodions le monde entier.
     Sur la plage, les regards sont redevenus aussi appuyés qu'aux premier jours. Mais, loin d'être seulement curieux, ils se teintent à présent de mépris, de dégoût. D'après Étienne et quelques-uns des clients de son bistrot, la grosse dame n'a pas jeté l'éponge. Elle cherche à ameuter le troupeau des envieux, des grincheux et des perpétuels insatisfaits. Vénus et moi serions à l'origine de tous les maux qui, selon elle, tombent ou vont tomber sur la petite station balnéaire...
     Nous partirons demain. De toute façon, le gérant du Splendid m'a fait comprendre qu'il n'accepterait pas que je demeure un jour de plus chez lui. Il y va, paraît-il, de la réputation de l'établissement.
     Le dîner s'est déroulé sans incident notable. Même si tout cela paraît un peu dérisoire, notre présence n'étant désormais ignorée de personne, nous avons attendu, conformément à notre règlement particulier, qu'onze heures sonnent à l'horloge de l'office avant de regagner notre chambre.
     Là, nous avons pris un bon bain parfumé aux algues blondes, la mousse presque au ras des yeux. Enfin, épuisés par notre journée au grand air, et surtout par le climat d'agressivité mal contenue qui s'installe autour de nous, nous nous sommes endormis l'un contre l'autre, à peine après nous être glissés dans les draps. Comme une seule masse. C'est la première fois que nous sommeillons ainsi, dans la même étreinte.
     ... Senteurs marines. La bouche de Vénus a goût de sel...
     Au milieu de la nuit, je me sens tiré de tous côtés, réveillé par de petits piaillements rauques que je reconnaîtrais entre mille...
     Vénus...
     Dans la chambre, il y a la grosse femme au cigare, l'Argentin en habit rouge, le montreur de marionnettes, le peintre, le musicien ; plus loin le gérant de l'hôtel, le serveur, le bagagiste, et d'autres encore, que je ne connais pas mais qu'il a dû m'arriver de croiser quelque part.
     Toute une marée humaine venue pour nous perdre.
     Cent griffes se tendent, se portent en direction de ma compagne, cent autres m'agrippent et me clouent au lit. Je crie, je me débats, je tente vainement de me dégager.
     Impuissant, j'assiste aux agissements de la foule. Vénus lutte avec l'énergie du désespoir. Ses six bras qui me berçaient tout à l'heure, giflent, fouettent et cognent à présent. Mais de mauvais coups s'échangent. Je vois luire des lames, j'entends un crépitement sourd, pareil au bruit de cent matraques frappant en cadence, puis soudain, le bruit d'une détonation...
     Dans un derniers sursaut, Vénus cloue deux de ses adversaires contre le mur. On me lâche. Je me précipite. Mais il est trop tard. Elle vient de s'écrouler, de se répandre comme une soie légère sur le parquet ciré. La chambre se vide, tandis qu'à genoux, j'enlace tendrement la malheureuse dépouille. Un bras sous sa nuque, un autre qui saisit les jambes, un troisième qui soulève son corps...
     Tout à l'heure, je n'aurai pas assez de mes six mains pour cacher mes larmes, et quand je sortirai, j'en suis sûr, les gens, à nouveau, me regarderont d'un drôle d'air...
 
Récit publié à l'origine sous la forme d'un livre-objet,
aux Éditions du Fragment (Paris, 1994).
 
 
 
samedi 12 décembre 2009
Pieuvres
 
 
 
 
Hokusai, 蛸と海女, vers 1820 (Tako to ama, « L'ama et le poulpe » – l'ama est une plongeuse en apnée, le mot 海女, ama, signifie littéralement « femme de la mer »). Les occidentaux désignent un peu stupidement cette estampe sous le titre suivant : "Le Rêve de la femme du pêcheur"...