Rien n'est plus désagréable que de déjeuner seul au restaurant. Car tout se passe alors comme s'il n'existait d'autre but au monde que la satisfaction d'un vague besoin animal.
    Vous entrez sans entrain et vous vous installez rapidement, sans prendre réellement le temps de choisir votre table. La première qu'on vous proposera, même celle-là, au fond, à droite, dans le coin d'ombre, paraîtra immédiatement faire l'affaire – Ah ! s'acquitter au plus vite de la sale besogne nourricière... Tout au plus hésitez-vous un instant entre les deux chaises en vis-à-vis. Mais, comme pour mettre fin à votre embarras, la serveuse retire le couvert de gauche. Vous voilà donc contraint à vous installer le dos au mur et à devoir faire dangereusement face...
    Sans un mot, ni même une pensée.
    On vous apporte la carte. Vous la parcourez en diagonale et composez le menu au hasard, sans cette étincelle dans le fond de l'œil, ce pétillement de désir qui devrait en principe accompagner le nom de chaque plat. La lente érection des papilles gustatives depuis la pointe de la langue jusqu'à la glotte, les giclées de salive contre le palais, ce ne sera pas pour aujourd'hui. Non, cette fois, vous ne formulerez la commande que du bout des lèvres, le regard absent...
    Repas monotone, lugubre, où vous savez d'avance qu'il ne se passera rien, mais durant lequel le plus sage serait peut-être de contempler béatement son assiette, quoi que ce soit qu'on ose y mettre.
    Manger, sans plus se poser de questions...
   Bien sûr, me direz-vous, on peut toujours se distraire en observant les autres clients. Tenez, par exemple : ce vieux monsieur qui plaisante, là-bas, avec une femme visiblement trop jeune. « Elle pourrait être sa fille », commenteraient certains... Mais si, précisément, il ne s'agissait que de cela, de sa fille et de rien d'autre ? Et puis, quelle importance ? De toute manière, il n'y a pas là de quoi bâtir l'ombre d'un roman.
    Plus loin, la dame respectable avec son caniche. Elle, imposante montagne de chairs flétries, les seins lourdement posés de chaque côté de la table, entre l'assiette et l'avant-bras. Aux pieds, Maître Chien, l'œil langoureux et la moustache baveuse. Comparé à sa maîtresse, l'animal peut paraître ridicule par sa taille. C'est à peine s'il est plus épais que le large mollet contre lequel son dos vient frotter à intervalles réguliers. Il n'en conserve pas moins toute la dignité attachée à son rang et déjeune avec affectation d'une escalope à la crème. Car son Excellence est un garçon distingué, le cheveu coupé court, méticuleusement frisé et peigné, et le tronc emmailloté d'un petit pull-over de laine bleu, rigoureusement immaculé. Mignon Chienchien qui, le soir, dans l'intimité ouatée d'une villa cossue, s'envoie peut-être la patronne en songeant à la jolie petite chienne du voisin... Grand bien lui fasse ! Une chose est certaine, en tout cas, pas plus qu'un autre, le couple qu'il forme avec sa maîtresse ne mérite qu'on lui consacre cinq minutes d'attention. À moins d'entreprendre une thèse sur les pratiques érotiques des adipeuses solitaires.
    Reste la serveuse, avec sa jupe noire trop courte – ondulation souple du petit tablier, dont le feston de dentelle blanche caresse alternativement la cuisse droite puis la gauche. Elle pose sur vous, l'unique cœur solitaire de l'établissement, deux yeux félins outrageusement soulignés par le rimmel et se déhanche de façon provocante en reprenant le chemin des cuisines.
    Ce n'est là pourtant qu'une éphémère distraction. À peine avez-vous porté le verre jusqu'à vos lèvres que la pin-up s'engouffre derrière la double porte battante. Vous avez juste le temps d'entrevoir l'antre enfumé, infesté par les odeurs de friture et les vapeurs méphitiques, monde interdit et terrifiant où règne le Chef, célébrant occulte du grand rite alimentaire...
    Que faire alors ? Rêver en contemplant l'assiette où gisent, lugubres, deux cornets de jambon-macédoine ? Rêver ? Manger, peut-être...
 
    ...dès la première bouchée, un léger picotement me monte le long du mollet gauche. Cela s'intensifie, dirait-on, à mesure que se succèdent les bouchées ou qu'accélère mon rythme de mastication. Une puce que Chienchien aura laissé en vacances dans mes parages ? Au moment d'avaler l'extrémité rose du cornet, la démangeaison devient insupportable. Ma main plonge discrètement, à la recherche de l'intrus qui vient d'entreprendre d'escalader mon auguste personne. Les doigts dans une reptation sournoise atteignent le haut de la cuisse, et là...
    Là, ils ne rencontrent que le vide. Plus rien, plus de jambe gauche. On dirait que le corps s'arrête à l'articulation de la hanche...
    Ce n'est cependant pas une raison pour s'énerver. Un engourdissement consécutif à une mauvaise position aura sans doute provoqué chez moi l'impression d'être soudainement privé d'une jambe. Un peu comme ces amputés de fraîche date qui, à ce qu'ils nous assurent, perçoivent encore la présence du membre qu'on vient de leur enlever. À ceci près que, dans mon cas, la sensation, exactement inverse, provoque la certitude trompeuse d'une absence, d'un manque irrémédiable...
    En regagnant sa place près de l'assiette, ma main soulève discrètement un pan de la nappe de façon à me permettre de jeter un coup d'œil, – moins pour me rassurer que pour comprendre. Il faut se rendre à l'évidence : l'illusion n'est pas seulement tactile, elle est aussi visuelle. Ma jambe gauche semble bel et bien avoir disparu. À droite, tout est normal, une moitié de pantalon bien remplie, à gauche, le néant. Qu'on me comprenne bien : non pas l'autre moitié du pantalon, flasque et pendante, mais rien, un défaut absolu de jambe. Le corps s'arrête au ras du bassin, laisse entrevoir le capitonnage, puis le pied de la chaise. Plus bas enfin, comme abandonnée sur le sol, ma chaussure, misérablement vide...
 
Moi qui me plaignais... Voilà enfin une aventure intéressante !... Quelles explications va bien pouvoir me fournir le médecin ? Tandis que mon esprit s'amuse à échafauder quelques-unes des théories abracadabrantes que l'homme de l'art n'hésitera pas à me servir, mon couteau attaque le second cornet en faisant jaillir, par la déchirure de la viande, un mince filet de mayonnaise. Bientôt, je ne cherche plus qu'à m'absorber dans la tâche, ô combien délicate, qui consiste à faire monter les petits pois et les dés de carotte sur le dos de ma fourchette, puis à amarrer l'ensemble au moyen d'un large ruban de jambon enroulé tout autour. J'ai cependant à peine le temps d'avaler trois de ces bouchées si artistiquement dressées que, de nouveau, des fourmis se déclarent, cette fois dans mon mollet droit. Il est clair que ma seconde jambe ne va pas tarder, elle aussi, à disparaître. Quelques coups de fourchette encore, et un regard furtif me permet d'en avoir la confirmation. Seules, sous la table, mes chaussures, dans leur alignement impeccable, témoignent de mon intégrité perdue...
    Ce serait donc la nourriture qui provoquerait ces hallucinations ? Oui, le sentiment d'être soudain cul-de-jatte serait dû à ces inoffensives tranches de porc ou à la macédoine qui les accompagne ? Ou encore à une action combinée de la viande et des légumes ? Il n'y a, après tout, rien d'incroyable à imaginer qu'il puisse s'agir là d'un nouveau méfait du congélateur ou du four à micro-ondes... Salmonelles et tutti quanti....
    Une telle perspective n'est cependant guère de nature à me rassurer. Qui sait en effet si mon cerveau n'a pas été victime de lésions irréparables, s'il ne me sera pas impossible de retrouver un jour une vue et un toucher normaux ? Sans compter, faut-il l'avouer, qu'il paraît bien difficile d'imaginer la moindre hypothèse susceptible de rendre compte du caractère particulièrement variable, voire partial de la cécité qui m'accable. Admettons qu'une affection quelconque m'empêche de distinguer telle ou telle partie de mon corps ; qu'un élément du petit circuit fermé qui autorise tous les ravissements narcissiques soit détérioré... Par quel biais expliquer toutefois que cet... – disons : cet aveuglement sélectif s'étende plus ou moins, et avec une fantaisie proche du dérèglement, à tout ce qui me touche ? Si la transparence se communique comme par contagion à certains des objets avec lesquels mon corps se trouve en contact (pantalon, chaussettes), comment se fait-il que ni la chaise, ni la table n'aient... ne serait-ce que commencé à disparaître ? Faut-il supposer dès lors que les seules choses à devoir subir une altération soient celles qui, à la suite d'un contact prolongé avec telle ou telle portion de mon anatomie, entretiennent avec certaines de mes fibres une occulte relation de sympathie ? Le principe expliquerait que mon blue-jean se soit fait un devoir d'accompagner mes jambes dans le néant. Mais alors si c'est le cas, pourquoi, de leur côté, mes chaussures se refusent-elles à rejoindre mes pieds dans le monde de l'Invisible ? Voilà bien le comble de l'ingratitude de la part de mocassins de pécari qui sortent de l'armoire plus souvent qu'à leur tour et bénéficient de soins, de témoignages d'amitié dont il n'est pas exagéré de dire qu'ils dépassent sans conteste toutes les attentions accordées à n'importe quelle autre pièce de ma garde-robe... Objets inanimés, auriez-vous donc une âme, mais, parfois, point de cœur ?...
    – Monsieur a terminé ?
    La serveuse vient de faire irruption dans mes songes, pulpeuse, entière, elle... D'un œil distrait, elle parcourt les reliefs de charcuterie et de macédoine, sans doute un peu trop nombreux à son goût, et affiche un dépit de circonstance...
    – Monsieur n'a pas aimé ?
    – Si, c'était excellent mais... ça m'a coupé... (Le rouge me monte aux oreilles...) « L'appétit. Oui ! Ça m'a coupé l'appétit... »
    Un instant, la mignonne me contemple, un peu ahurie, puis elle se ressaisit, tourne les talons et emporte vivement les restes du jambon ensorceleur.
    Il va y avoir un temps mort entre les deux plats – entre celui qu'elle vient de faire disparaître et celui qu'elle doit se préparer déjà à me servir. Quelques minutes, tout au plus, tant les clients se font rares... Mais assez, quoi qu'il en soit, pour résoudre le problème qui depuis peu me tourmente : l'illusion est-elle également auditive ? Si, par exemple, je tape du pied – ce pied que je ne vois pas, certes, mais qui doit quand même bien se trouver quelque part, – entendrai-je quelque chose ? L'expérience vaut en tout cas d'être tentée, même si elle doit exiger une concentration extraordinaire.
  Car évidemment, l'opération ne va pas être des plus faciles. En mon âme et conscience, je me sens absolument dépourvu de membres inférieurs. C'est comme si j'avais oublié, non point seulement la manière de taper du pied, mais l'idée même de pied, de jambe. À force d'attention néanmoins, mon esprit parvient à se représenter la chaîne de fibres, de muscles, de nerfs dont mes orteils constituent – constituaient ? – le modeste mais fort commode aboutissement. L'ordre de frapper part du cerveau, descend le long de la moelle épinière, glisse à travers le bassin. C'est à présent chose faite. Le signal a dû atteindre le pied, et ce pied, s'il existe, doit maintenant battre. Doucement d'abord, puis, comme je n'entends toujours rien, de plus en plus fort...
  Cela doit produire un beau vacarme. Je ne vais pas tarder à me faire remarquer, condamner du regard, montrer du doigt...
   Mais non, dans la salle, personne n'a bronché, personne ne m'a entendu. Il n'y a pas eu de bruit... Peut-être finalement n'y a-t-il pas non plus de pied... Comment en serait-il autrement, d'ailleurs, puisque mon ouïe ne paraît en aucune façon être atteinte. Le couteau venu doucement tinter contre mon verre a en effet éveillé une vibration qui résonne tout à fait normalement à mes oreilles. Assez même pour attirer cette fois la réprobations des autres clients et faire surgir la serveuse de la cuisine. Elle a littéralement bondi comme un succube hors du sépulcre. Quelques pas encore et les rognons au madère commandés tout à l'heure atterrissent sur la table...
    – Bon appétit, Monsieur.
  Alors qu'elle s'en retourne vers la cuisine, dans un balancement nerveux qui fait joliment rouler le nœud blanc du tablier sur le haut de ses reins, une évidence me traverse. Comment ne pas y avoir songé plus tôt ? Est-ce en la voyant trottiner ainsi que la solution s'est imposée d'elle-même à mon esprit ? Il suffit tout bêtement de me lever... en tout cas d'essayer. Si mes jambes sont encore là, même invisibles, elles me porteront ; et si elles sont trop faibles, elles viendront au moins heurter la table, elles mettront le verre en branle, soulèveront la nappe... que sais-je ?... en tout cas, elles déplaceront quelque chose...
  Nouvel effort de concentration. Tous mes muscles, toutes mes pensées se rassemblent, convergent dans un seul but, un seul espoir, projeter mon torse vers le haut. Mais tout ce qu'il m'est permis de faire se réduit à de ridicules soubresauts, chaque fois que mes muscles fessiers se contractent. Les clients, un instant, me regardent, puis retournent à leur assiette. Ils doivent penser que j'ai le hoquet. Seul Chienchien continue à me fixer, l'œil inquiet. Il semble avoir surpris quelque chose à mon manège. Le voilà en effet qui retrousse les babines et gronde timidement dans ma direction. Aussitôt la grosse dame lève les yeux et me foudroie du regard. Elle saisit l'animal, le lève à hauteur de ses yeux, murmure un ou deux compliments avant de lui enfoncer le museau dans son décolleté, sans doute pour le rassurer. Puis, lorsque le malheureux, à demi asphyxié, a cessé de pleurnicher, elle le repose à terre, près de l'escalope et me lance un dernier coup d'œil, noir. Quel odieux personnage suis-je pour me plaire à faire ainsi peur à Chienchien, lui qui est si sensible...
  Je n'ai toutefois guère envie de m'attarder à des querelles de voisinage. Il faut se rendre à l'évidence, je suis en train de disparaître, ou plus exactement en train de me dématérialiser... Reste à savoir si le phénomène va se limiter aux les jambes, ou petit à petit grignoter tout le corps...
  Que faire dans cette attente ? Crier évidemment, ameuter mes voisins, appeler la serveuse à l'aide ! Qu'on aille chercher un médecin, la police ! Qu'on tente quel­que chose, n'importe quoi... On ne va tout de même pas, dans une société libérale, rationnelle et démocratique, laisser quelqu'un ainsi, bêtement, par petits morceaux, s'évaporer dans la nature...
   À l'instant précis où ma poitrine s'enfle pour faire monter le hurlement rédempteur, Chienchien lève un œil et me contemple. Il penche légèrement la tête sur le côté, l'oreille frémissante, comme aux aguets. Toutefois, ce n'est plus l'inquiétude qui se lit sur sa pupille ronde. On dirait plutôt de l'amusement. Ma bouche s'ouvre grand, sans parvenir à faire sortir le moindre son. Me voilà à bâiller comme une carpe hors de l'eau. Il ne reste rien d'autre à faire pour me donner une contenance qu'à enfourner d'un coup de fourchette rageur deux rognons dégouttant de sauce...
    La viande spongieuse s'écrase sous mon palais, tandis que le jus légèrement sucré baigne doucement les papilles. Fameux... Mais les événements qui, désormais, se précipitent ne me laissent guère le temps de savourer les derniers plaisirs qui me restent. Car déjà, tout le bassin me démange. Quelques secondes encore et ma serviette tombe à plat sur la chaise. Mon corps s'arrête à présent au niveau du buste, et flotte en l'air à une quinzaine de centimètres au dessus de mon siège.
    Rien n'arrêtera donc la mécanique invraisemblable qui s'est mise en route au début du repas. Inutile d'essayer d'attirer l'attention des uns ou des autres par des gestes désordonnés. Chacun me toisera d'un œil méprisant avant de retourner bien vite à son rituel gastronomique. Seul, peut-être, Chienchien daignera s'intéresser à ma pantomime. De toutes façons, mon bras gauche est déjà parcouru de picotements. Bientôt, je serai incapable d'exécuter le moindre mouvement. Que faire d'autre, au bout du compte, sinon aller jusqu'au terme de l'épreuve avec un maximum de dignité. Que rien ne vienne troubler la grand'messe de midi. Laissons déjeuner ces braves gens en paix. Un homme, comme moi, réduit si j'ose dire aux dernières extrémités, ne saurait perturber l'ordonnance sacro-sainte de la salle-à-manger...
   Lentement, ma main droite se glisse sous la table. Dans un geste dont le naturel me ravit, elle se saisit de la serviette abandonnée sur la chaise vacante et en passe un coin dans mon col de chemise. Puis elle étale avec application la surface blanche, immaculée du linge sur toute la largeur de ma poitrine, de façon à dissimuler au mieux ma pénible infirmité. Enfin, elle empoigne fermement la fourchette et pique dans le troisième rognon...
    – Je vois que Monsieur a retrouvé son appétit.
  La serveuse arbore un large sourire devant mon assiette vide. Ce nouvel épisode semble la rassurer. Aussi incroyable que cela puisse paraître, elle n'a rien remarqué. Moi, je suis bien décidé à jouer le jeu jusqu'au bout. Qui sait, après tout, si le monde qui m'attend après ce repas n'est pas meilleur que celui que je suis en train subrepticement de quitter ? Et puis, qu'importe ! je n'ai guère le choix. Au fromage, je ne suis plus qu'un bras, une tête et une serviette blanche.
  Enfin, le dessert. À la première cuillerée de sorbet, le coude me démange, à la seconde, ma main a disparu. Quelques minutes encore à attendre, à observer la cuillère qui glisse à mesure que fond le reste de la glace, la cuillère qui finit par tomber au fond de la coupe, sous une avalanche de crème fouettée. Alors, tout se passe comme si ma tête se refermait sur elle-même, un peu à la manière d'un nœud coulant qu'on serre doucement, dans une sorte de “plop !...” à peine audible.
 L'heure est maintenant venue de tirer l'affaire au clair. Ou bien mon esprit comme mes sens souffrent de dérèglements incompréhensibles, ou bien j'ai effectivement plongé au-delà de la surface visible des choses.
  L'incertitude ne dure pas longtemps. À l'air abasourdi de la serveuse, tandis que, revenant des cuisines, elle découvre la place qu'occupait encore quelques seconde plus tôt celui qui n'était déjà plus que mon fantôme ; aux regards hébétés qu'elle jette dans tous les recoins de la salle à manger, et jusque sous les tables ou derrière les chaises, il n'est pas difficile de conclure que, pour tous, j'ai désormais disparu.
  La pauvre fille relit mélancoliquement l'addition, songeant sans doute à l'explication qu'elle va devoir fournir au patron de l'établissement. Une idée l'illumine, elle court jusqu'à la porte pour en vérifier le fonctionnement. Presque aussitôt néanmoins, c'est la déception qui se lit sur son visage. Le timbre grêle a retenti normalement dès l'ouverture du battant...
  – Je n'ai eu que le temps de l'entrevoir, lance au passage la grosse dame au chien. Une espèce de demeuré, le cheveu en broussaille, le regard fou : il a filé comme l'éclair aussitôt après le dessert. Mais j'avoue ne m'être pas alarmée. Aux attentions que vous aviez à son égard, je pensais qu'il s'agissait d'un pensionnaire, d'un habitué pressé de se rendre à quelque rendez-vous. Pourquoi me serais-je inquiétée de savoir s'il avait réglé sa note ? Il y a tellement de gens qui ne prennent même plus le temps de manger maintenant, et qui laissent dédaigneusement un billet de banque sur le bord de la table sans même attendre leur monnaie...
    Chienchien considère ma chaise avec attention. Je lis dans son regard une expression curieuse. Le voilà qui saute à l'endroit exact où devraient se trouver mes genoux, puis qui donne un grand coup de langue en l'air. Je crois surprendre sur sa prunelle brune, l'espace d'une seconde, la flamme vacillante d'une secrète complicité. Je ne résiste pas à un réflexe un peu animal : en esprit – comment pourrais-je faire autrement ? –, je le gratifie d'une vague caresse, à peine un tapotement léger sur le sommet du crâne...
    C'est alors qu'avec une précision admirable, presque mathématique, sa gueule s'ouvre à demi pour se refermer aussitôt sur le vide, juste à l'emplacement de ma main. Une douleur subite me fait rejeter en arrière tout ce corps qui n'existe plus. Un élancement vif, pareil à la morsure de douze petits crocs acérés, enfoncés jusqu'à l'os...
 
 
 
Récit publié à l'origine sous la forme d'un livre-objet, aux Éditions du Fragment (Paris, 1994).
 
 
dimanche 21 février 2010
Bonne Chair
Un homme qui n'aime ni les chiens
ni les enfants ne peut pas être
foncièrement mauvais...
 
W.C. Field