Les Bougreries d’Escarpin


Acte I

Premier Tableau
l’Échoppe d’Abd al-Halim

Scène première. Abd al-Halim, puis Idriss.


Abd Al-Halim, rêvasse en contemplant la babouche qu’il vient d’achever. – Ah! Que cette Aïcha est belle. À la voir passer ainsi dans la rue, sous le dais que portaient les eunuques, j’en suis tout ému, depuis les pieds… (Il fixe un instant son entre-jambes.) … depuis les pieds jusqu’à la tête! Par les grands dieux du désert! Que le pacha doit être heureux avec une telle favorite… L’arrondi troublant des hanches, ses courbes merveilleuses, et puis toutes ses rondeurs (il presse ses seins pour les faire pigeonner tant qu’il peut) …

Idriss, arrivant de la rue. Il n’a entendu que la fin de la phrase et observe la babouche que tient son maître. – Tal, mon Maître… Voilà en effet de bien jolies courbes et, sous le liseré jaune, comme couronnant leur éminence exquise, cette petite pointe toute douce. (À part:) Que d’affaires pour une pantoufle!

Abd Al-Halim, songeant au sein d’Aïcha et se caressant le sien. – Ah! Une convexité admirable, et parachevée par un bouton adorable, parfait, rond, et rose comme un bouchon de corail. Un petit téton qu’on entrevoit à peine…

Idriss, ouvre de grand yeux et s’approche de la babouche – Heu!... si vous le dites, mon Maître. (À part): Je ne vois point de téton dans cette affaire–là, et encore moins de corail! (À son maître): l’on discerne à peine le rouge tant cette peau est délicate, et fine la soie safran qui la recouvre.

Abd Al-Halim. – Ah oui, une peau si fine qu’elle appelle les plus tendres caresses… Y poser mes lèvres, ne serait-ce qu’une fois!

Idriss, s’étonne de la subite émotion de son maître. –  (à part): Diantre! Le vieux va se mettre à faire l’amour à ses babouches, si on le laisse ainsi!... (À son maître): De toutes façons, ce qui me plaît le plus en elle…

Abd Al-Halim, sortant de sa rêverie et contemplant son kajiru d’un air sceptique. – Aye, ce qui te plaît le plus en elle?

Idriss, caressant la babouche, légèrement ouverte au niveau du talon. – C’est ce gentil petit trou sur le dessus, ce gentil petit trou où l’envie vous prend de glisser le doigt…

Abd Al-Halim, lui frappant la main. – Comment cela, lui glisser le doigt? Oserais-tu, Faquin! Avoir de telles privautés avec elle? Oublies-tu ton rang et sa classe?

Idriss. – Mon Maître, j’ai juste parlé d’y mettre doigt. Loin de moi l’idée d’y enfoncer le pied…

Abd Al-Halim, lui donnant un coup violent sur le sommet du crâne. – Il ne manquerait plus que cela! Satyre! Sodomite! Piédophile…

Idriss. – Maître, voyons, ce n’est qu’un objet! Un bel objet sans doute, mais un objet malgré tout.

Abd Al-Halim, souriant, enfin calmé. – Aye, tu as raison. Un bel objet. Mais pour en tirer toute jouissance, il doit falloir être généreux avec elle, à tout le moins… se fendre de menus cadeaux…

Idriss, à part. –  Des cadeaux à une babouche? Décidément, le soleil aura tapé trop fort sur le crâne de mon vieux maître! (à Abd Al-Halim:) De toutes manières, on ne peut rien décider tant qu’on n’a pas vu la deuxième…

Abd Al-Halim, au comble de l’étonnement. – Comment cela, la deuxième? Notre Pacha en aurait une autre?

Idriss. – Ah! Elle est donc pour ce grand personnage?

Abd Al-Halim. – Et pour qui, diable, voudrais-tu qu’elle fût? Mais viens-en au fait, maudite bête! Qu’est-ce donc que cette histoire de deuxième?

Idriss. – Ben…  Notre pacha possède bien deux pieds, mon bon Maître. Il lui en faut donc deux?

Abd Al-Halim. – Je ne savais pas que ce pût être en rapport avec les pieds!

Idriss. – Mais mon maître! Il ne va quand même pas glisser les deux pieds dans la même!

Abd Al-Halim, à part. – Le voilà qui revient cette affaire de pied! Tout le monde serait-il à ce point corrompu à la cour qu’on ne songe, depuis le pacha jusqu’aux plus humbles kajirus à ne rendre aux femmes que des hommages pédestres? (à Idriss:) Ainsi chaque favorite prend son pied?

Idriss. – Chacune doit assurément être honorée qu’il en soit ainsi, mon Maître.

Abd Al-Halim. – Garde l’échoppe un moment, Escarpin, je vais me rendre aux souks pour lui trouver un cadeau… Une bague pour son petit doigt ou une parure pour sa troublante gorge. (Il sort.)


Tal
Aye