Les Bougreries d’Escarpin


Acte I

Premier Tableau
l’Échoppe d’Abd al-Halim

Scène 2. Idriss, seul.


Idriss. – Ah, voilà mon maître en fort mauvaise posture! Non content de ne voir que souliers autour de lui, on le surprend à faire l’amour à une babouche! Ainsi, il ne lui suffit point de m’avoir surnommé «Escarpin», moi le fougueux Idriss. Il ne lui suffit pas de m’avoir ravalé au rang de simple godasse. Il ne lui suffit pas de me tanner la peau de coups, comme si Dame Nature m’avait recouvert de cuir de bosk (Il se frotte l’épaule.)… Ne voilà-t-il pas qu’il se prend d’affection pour une savate. Ah! Que le monde est mal fait… (Une pause.) J’y songe… Escarpin, babouche… Ces objets, certes sont faits pour marcher. Mais ils peuvent aussi aider à donner quelques jolis coups dans le fondement. (Il fait le geste de frapper du pied une victime imaginaire). Mais je vois Nacer, le fils de mon maître, qui revient… Expliquons-lui notre plan. Il faut tirer ce damné vieillard de ses amours chaussetières…

(Entre Nacer, l’air mélancolique.)

Scène 3. Idriss, Nacer.


Idriss. – Ah, doux enfant, mes salutations les plus humbles! C’est une catastrophe, une souffrance incommensurable!

Nacer, hochant la tête. – Tal, esclave. Aye, tu as raison, cela nous fait bien souffrir, la chose est assurément vraie.

Idriss, à part. – Tiens donc, le gamin est au courant… (Il lui tapote l’épaule.) Il ne reste guère d’autres solutions qu’une retraite anticipée…

Nacer. – Aye, peut-être, une retraite dans le désert, pour se purifier et chasser les démons.

Idriss. – Le désert! Comme vous y allez!

Nacer. – C’est que vois-tu, Idriss, ces amours contre nature sont condamnées d’avance. La seule chance de survie est de parvenir à les oublier.

Idriss. – Certes, mais je me disais qu’un bon coup de pieds aux fesses, et hop!... On n’en parlerait plus.

Nacer. – Oh! Il en faut plus, Escarpin! Et puis si le Pacha vient à le découvrir, c’est la pendaison assurée.

Idriss. – Le Pacha! ça, comme vous y allez!

Nacer. – N’est-ce pas à notre grand seigneur qu’elle appartient corps et âme?

Idriss, à part. – C’est vrai, le vieux m’a dit que la babouche était destinée au pacha. (À Nacer:) Le corps certes, mon petit maître. Mais l’âme! Je ne pense pas que ces petites choses en aient la moindre dose!

Nacer. – «Petite chose», l’expression est galante! On dirait que tu parles d’une kajira. Sais-tu que voici deux siècles à peine, les initiés réunis à Ma’Khon pour un mémorable concile, on décidé précisément, certes à une seule et unique voix de majorité, que ces «petites choses» comme tu dis étaient indéniablement pourvues d’une âme?

Idriss, ébahi. – Les initiés se préoccupent de ces choses-là? (À part.) Peste du vieux, je crois que le fils est tout autant atteint que le père. À moins que ce soit Gor entière qui, à présent, ne se préoccupe plus que de babouches…

Nacer. – Que dis-tu, fieffé coquin?

Idriss. – Je dis que c’est dommage qu’il y ait tant de mouches! Donc nous devons conduire Sieur votre père au désert…

Nacer. – Mais que parles-tu de mon père? C’est moi qui suis épris.

Idriss, à part. – C’est donc bien ce que je pensais. Le pacha, le père, le fils, tous se sont entichés de cette maudite babouche! Ma parole, ce n’est pas possible, elle doit être ensorcelée. Peut-être que, quand on l’astique, il en sort un génie tout-puissant… (À Nacer:) Ainsi vous aussi, vous ne rêvez que d’une chose, c’est d’y mettre le pied?

Nacer. – Comment cela, Escarpin? Me prendrais-tu pour un pervers?

Idriss. – Mais c’est généralement ce que font les hommes! Ces petites choses sont réservées à cet usage là!

Nacer. – J’ignore ce que font les autres. Je ne suis pourtant assez bien au fait de ce genre d’entreprises. Une chose est sûre, ce n’est point ainsi que je compte lui rendre hommage…

Idriss. – Et comment voyez-vous l’affaire, mon petit maître?

Nacer. – Par les Prêtres-rois  !  Fort différemment… D’abord poser mes lèvres sur le satin ambré de sa peau. Puis descendre lentement jusqu’au creux de son ventre…

Idriss. – Voilà qui sera vite fait! Elle n’est quand même pas si grande!

Nacer, un sourire idiot. – Aye, elle est toute petite, mais j’irai très lentement. Et puis j’atteindrai le petit trou mignon, et je crois que j’y glisserai la langue.

Idriss, à part, avec une expression de dégoût. – Voilà un gandin qui ne s’effraie de rien. Lécher une babouche à présent (Pause. Puis, toujours à part, mais avec un sourire illuminé:) Mais peut-être après tout est-ce de cette façon qu’on fait sortir le génie de la godasse? (À Nacer:) Est-ce ainsi que vous l’aller astiquer, mon petit maître?

Nacer, furieux. – Qui te parle de l’astiquer, fieffé coquin? La prendrais-tu pour une simple kajira dont on polit la larlette? Naye, il lui faut des égards, des caresses sans nombre.

Idriss, revenant à son idée. – À oui, des caresses…

Nacer. – Mais il me vient une idée. Attends-moi un instant, veux-tu. (Il sort.)