Les Bougreries d’Escarpin


Acte II

Appartements d’Aïcha



Au centre de la scène, un monceau de coussins. Auprès de ceux-ci, un large paravent en forme de moucharabieh permet d’isoler un quart de la scène, côté cour. Sauf mention contraire, les acteurs se placent côté jardin. Au lever de rideau, Nacer (déguisé en femme) et Idriss (toujours en grand Eunuque) tournent le dos au public et contemplent un tapis de facture moderne, orné de grands motifs géométriques.


Scène 1. Nacer, Idriss, Abd Al Halim.


Nacer. – C’est vrai, Escarpin, que ce tapis est fort laid. 

Idriss, l’index sur les lèvres, murmurant. – Chut! Mon petit maître, vous êtes le seul à connaître la supercherie. Ne m’appelez pas par mon nom! On pourrait nous entendre…

Nacer. – Mais qui donc? Nous sommes seuls! Tu crois que ce tapis espionne pour le compte de son maître? (Contemplant le tapis en question et y donnant un coup de pied.) Ce que tu étais lourd à porter, toi. (Il prend une petite voix.) Surtout pour moi, faible femme. On comprend que l’épouse du Pacha n’ait point voulu de toi, et ait fait présent de ton horrible personne à la première favorite, qu’apparemment elle déteste.

Idriss, s’approchant du tapis. – Il est plein de poussière. Nous allons devoir le taper pour qu’il soit un peu présentable… Nous ne pouvons laisser ici pareille tarskerie ! (Il sort deux tapettes à tapis de sous sa robe d’Eunuque et en tend une à Nacer.) Allez! tapette! (Il secoue ladite tapette.)

Nacer, offusqué, se préparant à lui donner un coup. – Je te demande pardon?

Idriss. – Vous n’avez jamais battu de tapis?

Nacer, prenant enfin la tapette. – Oublierais-tu que je suis un homme! C’est là besogne de femelle. Mais… Mais je suis femme après tout (Il remonte à deux mains ce qui lui sert de poitrine.) et j’avais mal compris! (Il regarde la tapette.) Pfff!... Tapette! Allons-y…

(Les deux hommes se mettent à battre le tapis, qui par instant exécute de légers soubresauts.)

Voix d’Abd Al-Halim, dissimulé dans le tapis. – Ouille ouille ouille!

Nacer, se reculant. – Ah! le tapis est hanté!

Idriss. – Mais non, c’était moi qui me plaignais de mes reins… Allons, à l’ouvrage, petite peureuse… (Il avance, pour plaisanter la main en direction de Nacer, qui lui tape sur le bout des doigts… Tous deux se remettent à battre le tapis, qui s’anime de façon manifeste.)

Voix d’Abd Al-Halim. – Arrêtez, maudits esclaves!

Nacer, se réfugiant derrière le paravent. – Tu vois bien. Ce tapis est ensorcelé. Il parle et nous maudit. Il va en sortir quelque démon…

Idriss. – Mais non, ma belle, ce n’est qu’une illusion d’optique… (Il donne un violent coup de tapette.) Il n’y a là qu’un tapis, un tapis ordinaire. (Autre coup.) Il ne saurait dire le moindre mot (Autre coup. Abd Al Halim se débat dans le tapis)

Voix d’Abd Al-Halim. – Aaaaaaaaaaah! vous me rompez les os…

Idriss, à part donnant de violents coups sur le tapis. – Vas-tu te taire, maudite carpette! sale paillasson!

Nacer, sortant la tête de derrière le paravent. – La preuve qu’il parle est faite, à présent… Ah… Il va nous dévorer tous. Ce soit être un djinn ou Eblis en personne.

Idriss, déroulant le tapis. – Je vous dis qu’il n’y a rien… (Abd-Al-Hakim apparaît, déguisé en femme. Idriss feint l’étonnement:) Ça alors! Une dame!

Nacer, à part. – Voilà une inconnue qui pourrait bien me compromettre. Mon imitation n’est pas encore parfaitement au point, et si je me trahis, je suis un homme mort. Restons caché derrière ce paravent.

Abd Al-Halim. – Est-ce ainsi que l’on traite les dames dans ce maudit harem? (Il prend son élan et veut gifler Idriss, mais emporté par son élan et le mouvement rotatif que lui a imprimé le mouvement du tapis, il tournoie sur lui-même et s’effondre par terre.)

Idriss. – Vous vous adressez au Grand Eunuque Mustapha, Madame (À la différence d’Idriss qui sait parfaitement qu’il parle à son maître, Abd Al-Halim croit faire face au Grand Eunuque). Me frapper serait courir à votre perte. J’ai toute la confiance du Pacha.

Abd Al-Halim. – Était-il pour autant nécessaire de me battre? (À part:) J’aurais dû être plus exigeant avec le service de livraison, par les Sardars! Tomber comme cela d’emblée sur le Grand Eunuque…

Idriss. – C’est le tapis que je battais. (Abd Al-Halim se relève péniblement.) Mais si vous le souhaitez, je puis tout aussi bien dire que pour s’introduire secrètement dans le palais, une espionne s’est glissée dans un tapis! Le tarif est je crois de deux cents coups de fouet… (Une pause.) Avant écartèlement, évidemment, et pendaison des rares morceaux de viande où par mégarde il resterait encore du sang!…

Abd Al-Halim, d’une toute petite voix, comme défaillant. – Oh, par les Prêtres-rois, n’en faites rien… Je ne suis là que pour faire une surprise au Pacha. (Il se dandine maladroitement.) Il n’a su résister à mes charmes et je suis venu pour le combler de mes trésors les plus secrets.

Idriss, à part. – Voilà des secrets fort bien gardés, assurément. 

Abd Al-Halim, tournant sûr lui même. – Où suis-je?

Idriss. – Dans les appartements particuliers d’Aïcha, la nouvelle favorite du Pacha…