Les Bougreries d’Escarpin


Acte II

Appartements d’Aïcha


Scène 8 (suite). Aïcha, Idriss, Leyla.


(Leyla, jouant machinalement avec les coussins, découvre un à un les vêtements d’Aïcha abandonnés par Nacer. Tant que durera l’histoire d’Idriss, elle les balancera plus ou moins discrètement par dessus le paravent).

Leyla. – Noyer son fils! Pour être aussi cruel, ton père devait être un bien puissant personnage. Ah ça! Sommes nous des larlinets?

Idriss. – Cela se passait loin d’ici, dans le port de Chabahar, sur la grande Thassa… (Nouveau mouvement derrière le paravent.) Je ne sais si mon père était puissant, mais une chose est sûre, mes parents adoptifs étaient fort pauvres, presque autant qu’ils étaient bons. L’homme exerçait le beau métier de pêcheur, sa femme ravaudait les filets. Je n’avais pas dix ans quand j’ai pris la mer avec celui que j’appelais encore «baba». J’ai travaillé dur à ses côtés, et le soir sa femme me cajolait. Comme tous les pauvres cependant, l’un et l’autre n’ont guère vécu. Mon père adoptif a disparu en mer par une nuit de tempête, et son épouse, ma pauvre mère, eh bien!... Elle l’aimait tant qu’elle l’a suivi quelques mois plus tard. À treize ans, je naviguais donc tout seul et reprisai mes filets moi-même…

Leyla. – Quelle triste vie!

Idriss. – Il se trouve que non, figure-toi. Non, ma vie n’était pas triste. À côté de chez moi se dressait la maison d’un riche marchand. Un beau jour, j’ai fait le mur pour chiper quelques larmas. Je devais avoir huit ans, et je suis tombé nez-à-nez avec une fillette à peu près de mon âge. (Pendant qu’il continue à narrer son histoire, on voit Aïcha, qui régulièrement murmure quelques mots à l’oreille de Leyla.) Elle était jolie, tu sais, dans sa belle robe de soie. Je crois que j’en tombai sur-le-champ amoureux. Nous nous sommes revus régulièrement, même quand j’ai dû travailler avec mon père, et même plus tard quand j’ai hérité de sa barque et que j’ai dû la mener seul… À quinze ans, elle en avait à peine treize, nous avons échangé nos sangs. J’ai dû mal m’y prendre, car j’en garde encore la cicatrice. (Il relève sa manche gauche, et montre son bras.)

Leyla. – Eh bien, j’espère pour elle que tu ne lui as pas fait pareille encoche!

Idriss. – Je ne saurai te dire! Je l’ai perdue presque aussitôt de vue. Des barbaresques ont attaqué notre petit port. Les notables on été accueillis dans la forteresse du Khan. Ils ont pu se défendre. Mais les pauvres eux, ont tous été faits prisonniers. J’ai été vendu sur le marché aux esclaves de Samarkandt… Et voilà toute mon histoire…

Leyla. – Je ne comprends pas… Le pacha t’a acheté pour faire de toi un Eunuque?

Idriss, se troublant. On sent qu’il hésite un instant à dire la vérité. – Naye… Je… J’ai été acheté par un marchand tout d’abord. Ce n’est que récemment qu’il m’a fait castrer pour me vendre Pacha. (Il se lève lentement:) Je dois me retirer. Je n’ai fait que trop de mal.

Leyla. – Mais enfin Mustapha… Ou Idriss, comme tu voudras. Tu n’as fait aucun mal!

Idriss. – J’ai compromis une innocente en laissant entrer cet homme…

Leyla. – Allons, tu n’as fait entrer personne!

Idriss. – Si Leyla… J’ai d’abord fait entrer mon maître, dissimulé dans un tapis….

Leyla. –  Ton maître? le Pacha? Dans un tapis

Idriss. – Naye, je veux dire mon ancien Maître, le savetier Abd Al-Halim.

Leyla. – Le mignon? De cela, le Pacha ne peut que t’en être reconnaissant!

Idriss. – Aye, mais attends la suite! J’ai fait entrer un deuxième homme, le fils du précédent!

Leyla. – L’infâme Nacer?

Idriss. – Comme tu dis, l’infâme Nacer. Je savais pourtant bien qu’il était amoureux de la nouvelle favorite (tout comme mon maître d’ailleurs). Et voilà, j’ai livré la malheureuse à ce fauve…

Leyla, éclatant de rire. – Nacer, un fauve?

Idriss. – Aye, je suis sûr que c’est lui qui l’a forcée, qui lui a fait perdre son honneur… Tout cela parce que je voulais me venger des mauvais traitements que tous deux m’infligeaient!... Je vais aller me rendre à la garde… (Il se lève.)

Leyla, le retenant par le poignet. – N’y va pas! Je t’assure que cela ne vaut pas le coup!

Idriss, se dégageant. – Je ne veux pas que cette femme paie pour moi!

Leyla. – Quelle femme? 

Idriss. – Cette Aïcha…

Leyla, un soupçon de jalousie dans la voix. – Ah! toi aussi tu t’es entichée de cette vulotte! (Elle donne un coup de coude dans le paravent. Rire étouffé.)

Idriss. –  Je ne la connais pas. Je ne l’ai jamais rencontrée! Tout ce que je sais d’elle m’a été rapporté par les uns ou les autres. Mais pour moi une chose compte. Elle porte le même prénom que la jeune fille que j’aimais, et que j’ai perdue. Cela suffit pour me la rendre aimable. Cette fois, je la défendrai contre Nacer! Allez. Je te souhaite tout le bien…

(Il sort.)