Les Bougreries d’Escarpin


Acte I

Deuxième Tableau
Le salon d’apparat du harem

Scène 1. Aïcha, Leyla.


Aïcha. – Ah, Leyla, qu’il est navrant d’être ici, parmi ces ors et ces tentures!

Leyla. – Je trouve ma maîtresse fort exigeante! (Elle se jette dans les coussins.) Coussins en duvet de zadits et pure soie du Tahari, moucharabieh incrustés d’ivoire, et là-bas dans notre chambre, lits douillets et draps de satin… Et je ne dis rien de la nourriture et des vêtements (Elle se lève.). Regardez comme j’ai changé depuis que je ne porte plus me anciennes camisks (Elle tourne sur elle même.)

Aïcha. – Il s’agit bien de cela! Que fais-tu donc de la liberté? Ah je me souviens des jours passés. Tiens, ces petits matins d’été, quand me rendais à la fontaine de Chabahar, accompagnée de la kajira de mon père. Quelle jolie démarche elle avait, avec sa petite cruche sur la tête… Mais tu n’as pas connu ce temps béni, toi qui n’es à mon service que depuis quelques ahns!

Leyla. – Je n’ai pas connu ce temps, ma Maîtresse, ni le Chabahar de votre enfance! Mais j’imagine assez bien votre kajira. Aye-da, la pauvre fille avec sa «petite» cruche sur la tête! (Elle mime une femme qui avance péniblement, écrasée par une charge trop lourde.) Car je gage que votre «petit» cruchon ressemblait plutôt à un gros vase, pesant allégrement ses deux cents pierres…

Aïcha. – Comme tu exagères! Je ne la voyais progresser qu’en dansant. Tiens, elle avançait un peu comme toi, hier, quand je t’ai prise à mon service et que nous sommes passées devant l’échoppe de ce vieux barbon de savetier…

Leyla. – Bah! Ce n’était pas pour lui maîtresse! Si j’avais le pas léger…

Aïcha, se renfrognant par jeu. – C’est surtout la cuisse qui m’a paru légère!…

Leyla. – Cela se voyait tant que cela?

Aïcha, riant. – Disons que d’où j’étais je le voyais assez bien…

Leyla. – En tout cas, ce n’était pas pour le vieil Abd Al-Halim. C’était pour Nacer, le plus jeune de ses fils… Un vrai visage d’ange!

Aïcha. – Les hommes sont rarement des anges, Leyla! Regarde le Pacha, on le dit bon et juste. Mais pour moi, c’est un vieillard libidineux, qui m’a achetée pour quelques tarsks

Leyla. – Cent tarns d’or, quand même, Maîtresse!

Aïcha. – Quelques tarsks, te dis-je! (Elle lève les bras au ciel.) Ah, mon père, que vous fûtes injuste de préférer votre fortune à votre fille!… Votre argent, vous ne l’emporterez pas sous terre!…

Leyla, à part. – Pense-t-elle qu’il pourrait plus commodément y emmener sa fille?

Aïcha, poursuivant. – Ah! Pauvre Leyla! Nous sommes bien peu de choses, nous autres femmes! On nous vend, on nous épouse, on nous enferme et on nous ouvre comme un vulgaire poisson qu’on vide…

Leyla, opinant de la tête. – Aye, ma Maîtresse! et pas toujours dans le bon ordre ordre.

Aïcha. – Que veux-tu dire coquine? Le beau Nacer serait-il déjà passé par là? (Elle désigne le bas du ventre de sa kajira).

Leyla. – Entre autres, maîtresse, entre autres!

Aïcha, écarquillant les yeux. – Ainsi donc tu n’es plus pucelle?

Leyla. – Comme vous le savez, Maîtresse, j’ai beaucoup de qualités. Mais celle-là, si c’en est une, il me faut reconnaître que je ne l’ai pratiquement plus.

Aïcha. – Comment cela «pratiquement»? C’est là une chose qu’on a ou qu’on n’a plus…

Leyla, faisant mine de s’arranger les cheveux, comme une coquette. – Disons qu’il me reste encore quelques endroits méconnus à faire visiter…

Aïcha, avec un geste de la main vers le bas, comme pour manifester un certain ennui. – Par les Sardars, cela fait la deuxième fois qu’on me parle de sodomie aujourd’hui… C’est par-là que le Pacha commence, paraît-il, pour montrer qu’il est surpuissant. Est-ce pour cela que nous n’avez que ces pratiques en tête?…

Leyla. – Tout doux! ma jolie Maîtresse! Ce n’était pas cela que j’évoquais. Cet orifice a été déjà exploré, et cela bien fait quelque temps!

Aïcha. – Quelle dépravée tu fais, Leyla! Et quel est donc ce pertuis qu’il te reste à ouvrir?

(Leyla hésite. Elle se regarde le nombril, puis la bouche. Elle secoue la tête et machinalement se suce un doigt. Puis son visage s’éclaire, et elle désigne de l’index son oreille gauche…)

Aïcha. – Tu te moques, ma fille! Personne n’aurait l’idée de s’introduire par ce passage-là!

Leyla. – Hélas, ma Maîtresse!… Les hommes ont si peu… d’imagination! (Elle éclate de rire.) Mais voilà l’épouse du Pacha, ma maîtresse. Calmons-nous et demeurons sur nos gardes.

(Entre Hadda, suivie d’Ismée.)